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Le bien manger est devenu une norme de conduite, une forme de «bio-pouvoir»

A table citoyens !dossier
Dans sa tribune, l’historienne décrit une culture du bien manger que se sont appropriées les élites, à rebours d’une précarité alimentaire qui s’est banalisée en France.
Sur un marché de Nantes, le 22 novembre. (Photo Loïc Venance. AFP)
par Julia Csergo
publié le 7 novembre 2018 à 10h40

Julia Csergo participera vendredi 9 novembre, au Forum Libération «A table citoyens !», une soirée de débats sur l’alimentation en région Occitanie. Inscrivez-vous ici.

Au-delà des missions historiques consistant à assurer aux populations la quantité et la sûreté alimentaires, l’intervention des pouvoirs publics s’est aujourd’hui étendue à une «qualité alimentaire» englobant l’équilibre nutritionnel, le goût, la durabilité, l’éthique, la préservation des cultures. Incarnation d’une gouvernance chargée de valeurs positives, le «bien manger », s’est imposé comme une norme de conduite, un devoir pour tout citoyen rendu responsable de sa santé, de celle du corps social et de son environnement. Cette forme de «bio pouvoir», pour reprendre Michel Foucault, s’installe sans mal dans le pays qui a fait inscrire son repas gastronomique à l’Unesco, qui multiplie les productions sous signes d’origine et de qualité, qui vend ses Chefs comme des «marques» dans les politiques à l’export et le tourisme. Omniprésente dans les médias,  l’injonction s’est muée en quête. Y répondent les enseignes bios, les circuits courts, les agricultures urbaines, les métiers de bouche qui virent au luxe. Car cette qualité se paye plus cher à mesure qu’elle devient distinctive des élites, en misant sur la raréfaction du bon produit quand déferle une alimentation bas de gamme produite par des multinationales de l’agriculture et de l’agroalimentaire.

Des produits accessibles pour tous

Aussi, focaliser l’attention sur un bien manger « bobo-ïsé » risque de cacher une misère alimentaire grandissante en France. Pour les plus vulnérables, le manque et la précarité sont banalisés. Pour la masse, qui peine à boucler les fins de mois, la grande distribution dicte un paysage de consommation industrialisé, uniformisé, insipide, souvent préjudiciable à la santé. C’est pourquoi, poser la question du bien manger revient  à poser celle de l’accessibilité, voire du droit pour tous, aux produits agricoles et alimentaires bons pour la santé, pour le goût et l’estime de soi, pour les territoires et l’environnement, pour le lien social. Or, cette accessibilité, qui demeure une zone d’ombre des politiques publiques, renverrait à plusieurs types de mesures. La formation, bien sûr, dès l’école, avec des programmes construits et obligatoires; mais aussi via des structures publiques, à inventer, où s’organiseraient gratuitement, dans la mixité sociale et générationnelle, sensibilisations et pratiques collectives. Mais la formation seule risque de ne renvoyer qu’à la pernicieuse responsabilisation du consommateur. Car pour qu’il y ait bien manger pour tous, encore faudrait-il qu’il y ait de bons produits accessibles à tous. Ce qui veut dire qu’au-delà d’actions sociales et solidaires, comme la gratuité de cantines publiques dans lesquelles serait rendu obligatoire l’approvisionnement de proximité, il s’agirait de renverser le mouvement de cherté qui affecte les produits de qualité.

Des politiques de soutien

Des fixations de prix consommateurs, combinées à des aides producteurs (au développement, à l’accès aux marchés, au financement, à une fiscalité réduite), pourraient favoriser les productions inscrites dans les territoires des identités culturelles, de la durabilité environnementale, du développement local. Et, alors que les savoir-faire agricoles et alimentaires sont maintenant reconnus comme patrimoines culturels, ces politiques de soutien, menées sous l’égide d’un ministère de la Culture qui demeure le grand absent de ces réflexions, s’apparenteraient à des mesures d’exception culturelle. Comme il en est du cinéma, celles-ci défendraient notre culture du «bien manger», c’est-à-dire notre diversité, notre durabilité et notre souveraineté alimentaires, face aux politiques commerciales mondialisées qui réduisent les marges de manœuvre des États et soumettent aux modèles importés, globalisés et standardisés, qui fragilisent les tissus productifs traditionnels et appauvrissent les agricultures et les cultures.