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Affaire Jeanne : un livre met à mal la défense du Front national

Paru jeudi, l'ouvrage du journaliste Laurent Fargues met à plat l'incroyable système de financement des campagnes frontistes, objet d'investigations depuis bientôt trois ans.
FRÉDÉRIC CHATILLON LORS D'UN RASSEMBLEMENT DU FRONT NATIONAL À FRÉJUS, EN SEPTEMBRE 2016. (PHOTO LAURENT TROUDE. LIBÉRATION)
publié le 1er mars 2017 à 0h00

Que l'affaire Jeanne soit potentiellement ravageuse pour le Front national, on le soupçonnait déjà. Un livre-enquête du journaliste Laurent Fargues (Challenges), paru ce jeudi, en apporte la certitude. Voilà bientôt trois ans que la justice planche sur le financement des campagnes du parti. Au coeur du dossier, une vaste escroquerie présumée aux dépends de l'État, orchestrée par le Front national, le micro-parti Jeanne et la société Riwal. En quelque 200 pages, l'ouvrage détaille les hallucinantes découvertes des enquêteurs : se voit mis au jour un système incestueux où toute distinction semble abolie entre le combat électoral et les profits privés, où les hommes et les capitaux circulent de manière opaque d'une structure à l'autre — la facture finale étant supportée par le contribuable. Retour en trois questions sur l'affaire qui, plus que toutes les autres, inquiète Marine Le Pen.

Un système légal et «validé» ?

On l'a entendu cent fois de la bouche de la présidente du FN ou de ses proches : il n'y aurait rien d'irrégulier dans le financement des campagnes frontistes, qu'aurait d'ailleurs toujours validé la scrupuleuse Commission nationale des comptes de campagne (CNCCFP). Vaste blague, la Commission n'ayant pas ni la mission, ni les moyens d'explorer à fond les comptes des partis. Toute l'affaire part d'ailleurs d'un signalement du président de la CNCCFP, François Logerot, au sujet de «comportements qui pourraient être de nature à recevoir une qualification pénale».

Ces comportements, plus ahurissants les uns que les autres, l'ouvrage de Laurent Fargues les décrit dans le détail. Achat obligatoire, pour les candidats du FN, du «kit de campagne» produit par la société Riwal. Candidats fantoches ayant découvert après l'élection des commandes de matériel passées en leur nom, fausses signatures à la clef. Prestations remboursées par l'État, mais jamais livrées aux candidats. Marges vertigineuses réalisées par les prestataires du Front national — entre 38% et 68% sur le matériel des législatives de 2012. Généreux délais de paiement accordés par Riwal au FN, pour des sommes atteignant plusieurs millions d'euros. Soupçons d'abus de biens sociaux autour du patron de Riwal, Frédéric Chatillon, qui aurait fait payer par son entreprise voyage aux Antilles et motos rutilantes. Le tout grâce aux juteux bénéfices réalisés sur les campagnes frontistes.

Il appartiendra à la justice de se prononcer sur la légalité de ses pratiques. Elle aura bientôt l'occasion de le faire puisque pas moins de dix personnes physiques et morales ont été renvoyées en correctionnelle, dont le FN, son trésorier et l'un de ses vice-présidents. Pour un procès qui ne concernera que les législatives de 2012, les élections suivantes faisant encore l'objet d'investigations pour les mêmes faits supposés.

Frédéric Chatillon, «simple prestataire» ?

Aux journalistes qui l'interrogent sur le rôle de Frédéric Chatillon, mais aussi aux frontistes qu'inquiète le personnage, Marine Le Pen donne toujours la même réponse : l'homme serait un simple prestataire, et rien d'autre. Comme l'ouvrage le confirme, Chatillon est pourtant bien plus que cela. Et avant tout, un ami personnel de Marine Le Pen : «Nous avons fréquenté le même monde et noué des relations de confiance et d'amitié», déclare devant les juges l'ancien patron du mouvement radical GUD. Son ami Axel Loustau, cofondateur de Riwal et trésorier de Jeanne, va plus loin : «Je passe souvent par [Chatillon] quand j'ai besoin que Marine me réponde. Il voit Marine bien plus souvent que moi. Ils sont amis et sont déjà partis en vacances ensemble. [...] Frédéric est beaucoup plus proche de Marine que moi. C'est avant tout un militant, plus qu'un fournisseur».

Beaucoup plus que cela encore, Frédéric Chatillon apparaît comme la clef de voûte de la «machine à cash» frontiste. Car en 2012 et par la suite, comme l’ont découvert les enquêteurs, son rôle a largement excédé celui d’un simple communicant. C’est ainsi qu’une employée de Riwal a participé à la recherche des 500 signatures permettant à Marine Le Pen de se présenter à la dernière présidentielle, une tâche habituellement dévolue aux militants du parti. En 2013, c’est Chatillon qui joue les intermédiaires pour que le FN décroche un prêt de dix millions d’euros de la part d’une banque italienne. C’est aussi vers lui, révèle l’auteur, que se tournent certains dirigeants frontistes pour obtenir des informations sur le micro-parti Jeanne, dans lequel Chatillon n’est pourtant censé jouer aucun rôle.

Marine Le Pen au courant de rien ?

Elle l'a répété aux juges, non sans suffisance : Marine Le Pen ne s'occupe «pas de ce genre de choses». De cela aussi, il est permis de douter. Car c'est à son initiative qu'a été créé le micro-parti Jeanne, entièrement contrôlé par des connaissances personnelles de la présidente frontiste. Et dès son arrivée à la tête du FN, en 2011, c'est elle qui convoque les imprimeurs traditionnels du FN pour les informer que Riwal serait désormais leur interlocuteur unique, à prendre ou à laisser. «Le montage du concept Jeanne (...) c'est Marine Le Pen qui l'a commandé», affirme devant les juges l'expert-comptable Nicolas Crochet, l'un des prestataires mis en cause dans l'affaire. «Marine Le Pen m'avait dit qu'elle me confierait la prestation d'impression de ses documents de campagne officielle» explique de son côté Frédéric Chatillon. Qui plus est, selon les échanges saisis par les enquêteurs, Marine Le Pen est régulièrement tenue au courant par ses amis des faits de procédure les concernant.

De quoi réduire à peu de choses l'idée d'une Marine Le Pen hors-sol, ignorante des relations douteuses entre le FN, Jeanne et leurs prestataires. La présidente du FN a toutefois échappé au renvoi en correctionnelle dans l'enquête sur les législatives de 2012. Elle a simplement été placée sous le statut de témoin assisté, lequel suppose «des indices rendant vraisemblable que [la personne concernée] ait pu participer à la commission des infractions».

Laurent Fargues, «Le procès interdit de Marine Le Pen». Éditions First. 224 pages, 15,95 euros.