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Récit

Procès «Jeanne» : les cuisines du Front national à découvert

Le procès de l’affaire liée au microparti de Marine Le Pen s’ouvre ce mercredi à Paris. Si la présidente du Rassemblement national n’est pas mise en cause, plusieurs de ses proches devront s’expliquer sur ce système présumé de détournement de fonds publics.
Frédéric Chatillon à Lille en mars 2018, lors du XVIe congrès du Front national.  (Photo Denis Allard. Rea)
publié le 5 novembre 2019 à 19h31

Du matériel de campagne surfacturé aux dépens de l’Etat, et des intermédiaires proches de Marine Le Pen soupçonnés de s’enrichir au passage. Depuis le début de l’affaire «Jeanne», le Front national (désormais Rassemblement national) n’a eu de cesse de dénoncer un complot orchestré par les médias et ses concurrents politiques. L’histoire retiendra pourtant que c’est le signalement d’un de ses candidats qui a lancé l’instruction. Début 2013, Gérald Pérignon, ex-candidat aux législatives de 2012 dans le Puy-de-Dôme, est informé par l’Etat qu’il va percevoir un remboursement de 17 409 euros au titre des frais de campagne, alors qu’il n’avait dépensé que 450 euros. Pensant signaler une erreur, Pérignon contacte la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques, avant de découvrir et de dénoncer la combine mise en place à son insu.

Ne pas perdre de plumes

Ce mercredi s'ouvre devant la 11e chambre du tribunal correctionnel de Paris le premier procès «Jeanne», du nom de cette structure à vocation financière au service de l'ambition politique de Marine Le Pen et soupçonnée d'être au cœur d'un vaste système de financement illégal du FN. Dix personnes physiques et morales, dont deux hauts dirigeants frontistes, vont être jugées pour «escroquerie en bande organisée», «faux et usage de faux» et «abus de confiance». Outre le FN, le trésorier du parti, Wallerand de Saint-Just, ainsi qu'un autre historique, membre du bureau exécutif, l'eurodéputé Jean-François Jalkh, sont renvoyés. Le premier : «On prétend que quelqu'un a commis un abus de bien social au profit du FN, et donc qu'en tant que trésorier je devrais être complice. Mais je ne suis nulle part dans le dossier, pour la simple raison que je ne me suis occupé de rien.» Le deuxième n'a pas répondu à nos sollicitations. Deux autres très proches de Marine Le Pen, Frédéric Chatillon et Axel Loustau, des ex-gudards, sont également poursuivis. Quant à Marine Le Pen, entendue comme témoin assisté, elle n'a finalement pas été mise en cause pénalement.

Ce procès est celui d'un ambitieux montage que le FN est accusé d'avoir créé pour détourner l'argent de l'Etat à l'issue des campagnes présidentielle et, surtout, législatives de 2012. Au prétexte de chercher à standardiser la communication de ses candidats, la formation mariniste les aurait obligés à acheter un «kit de campagne» comprenant divers outils de propagande, tracts, affiches, site internet… Produit par un prestataire unique, la société Riwal de Frédéric Chatillon et Axel Loustau, il était facturé 16 650 euros à chacun (ou presque) des 577 candidats investis par le FN pour les législatives, sans possibilité de négocier. La structure «Jeanne», «émanation du Front national», «organisée et montée par Jean-François Jalkh», mais que certains croyaient «dirigée par Chatillon», selon les juges, sert alors d'intermédiaire, fournit le kit aux candidats et leur accorde même un prêt (à 6,5 % d'intérêt), «afin qu'ils n'aient rien à débourser», avec à la fin l'Etat pour payer.

Aucun risque pour les candidats d’y perdre des plumes : les sondages leur promettaient alors de dépasser les 5 % le jour des élections, soit le seuil à atteindre pour voir ses frais de campagne remboursés par l’Etat. Dans les faits, seuls 35 candidats du FN aux législatives 2012 n’ont pas atteint ce niveau. Miracle : aucun n’avait pris le kit de Riwal. Dans leurs cas, les juges soupçonnent l’établissement de factures minorées et antidatées par leur mandataire de l’époque : le comptable Nicolas Crochet, poursuivi lui aussi. Le prix du «kit» (16 650 euros) aurait, lui, été pensé pour ne pas dépasser 50 % du plafond remboursable aux candidats pour faire campagne (environ 33 000 euros), a expliqué Steeve Briois aux juges.

«Un peu "rock’n’roll"»

Eux estiment le montant largement surfacturé : cité, un imprimeur a évalué le contenu du kit «entre 3 500 et 4 000 euros, hors pliage et transport», peut-on lire dans l'ordonnance de renvoi. «On reproche à mon client un kit de campagne dont le montant serait trop élevé, mais il n'y a aucune expertise pour le prouver», affirme le conseil de Frédéric Chatillon, Me Alexandre Varaut. L'avocat a prévu de lire à l'audience le rapport annuel d'activité 2012-1013 de la Commission des comptes de campagne, laquelle estimait à 14 877 euros le montant moyen de la propagande imprimée de l'ensemble des candidats ayant obtenu plus de 5 % aux législatives 2012. Ajoutant à cela le prix de leur site internet : 1 120 euros en moyenne, c'est-à-dire, «l'équivalent du kit de campagne [produit par Riwal], impression des documents et site internet compris», selon Varaut. Quant au caractère obligatoire, «le parti a demandé aux candidats de prendre le kit parce qu'ils avaient peur d'avoir des candidats un peu "rock'n'roll", qui fassent n'importe quoi. Encore une fois, ce n'est pas Chatillon qui a décidé que les kits devaient être obligatoires», affirme son avocat. L'argumentaire est loin de convaincre un cadre chargé des élections dans un autre parti que le FN et interrogé par Libération : «Uniformiser une campagne, ça ne justifie en rien un prix aussi élevé, c'est même le contraire. Ça fait faire des économies d'échelle énormes, puisqu'on standardise le graphisme, les sites internet… Plus c'est centralisé, moins c'est cher.» Mais moins c'est cher, moins les factures de Riwal sont élevées.

Frédéric Chatillon, le cher ami

Marine Le Pen présente souvent Frédéric Chatillon comme un «simple prestataire». Mais l'ancien leader du GUD est surtout l'un de ses plus proches amis. A peine arrivée à la tête de la formation, en 2011, Marine Le Pen en a très vite fait un partenaire commercial de premier ordre. La société de communication de Chatillon, Riwal, a beau être au cœur de l'affaire «Jeanne», cela n'a jamais nui à sa position stratégique dans l'ombre de la présidente. Pour la campagne présidentielle de 2017, plus de quatre ans après l'ouverture du dossier par la justice, sur fond de soupçons d'escroquerie via des «kits» de propagande, l'homme continuait donc de facturer au parti, via la société Presses de France d'Axel Loustau, des prestations de campagne, éditions de tracts, d'affiches, avec des «bon pour accord» apposés sur des devis établis selon nos informations par… lui-même.

Jean-François Jalkh, l’artisan des coulisses

Eurodéputé, Jean-François Jalkh est sans doute le haut cadre du FN le moins connu du grand public. Il en est pourtant l'un de ses personnages clés, du temps de Jean-Marie Le Pen comme sous le règne de sa fille. Adhérent du parti d'extrême droite depuis 1974, plus technicien que politique, Jean-François Jalkh a organisé en 2011 le congrès durant lequel Marine Le Pen a succédé à son père. C'est aussi lui qui, un an plus tôt, s'est occupé de monter la future structure de financement «Jeanne», au bénéfice de la nouvelle présidente - au départ en cas d'échec de sa candidature interne face à Bruno Gollnisch. Jean-François Jalkh devient ensuite secrétaire général du microparti. Mis en examen pour escroquerie et abus de confiance, il dira aux juges que «le vrai patron de «Jeanne», c'est le FN».

Marine Le Pen, la grande absente

Ni prévenue ni convoquée comme témoin, la grande absente du procès «Jeanne» sera Marine Le Pen. La présidente du RN (ex-FN) a échappé aux poursuites dans ce dossier. Les juges Van Ruymbeke et Buresi, auxquels elle a expliqué n'avoir eu «aucune vision sur Riwal, à qui elle avait délivré une subrogation», n'ont pu infirmer ses propos. «La responsabilité pénale n'a pu être retenue», ont-ils estimé, pour celle qui a pourtant imposé au FN de travailler avec la société de Chatillon dès sa prise de pouvoir, en 2011. Riwal est ensuite devenu le prestataire de communication privilégié du parti, mais l'instruction n'a pu démontrer que Le Pen a joué un rôle ou eu connaissance des montages en cause.

Axel Loustau, le trésorier

Conseiller régional d'Ile-de-France, Axel Loustau a géré certains aspects financiers de la campagne présidentielle 2017 de Marine Le Pen. Un rôle en phase avec ses «compétences», puisque ce proche de Frédéric Chatillon, ex-membre du GUD, fut cinq ans plus tôt le trésorier du microparti «Jeanne», lié à la présidente du FN. Dans l'affaire du même nom, Loustau a été mis en examen pour tentative d'escroquerie, ainsi que faux et usages de faux. L'homme d'affaires intéresse la justice pour son rôle dans la société de communication Riwal, qu'il a cocréée avec Chatillon en 1995 et dont il était encore actionnaire (à 17 %) au moment des faits présumés. «Sa double qualité d'associé de Riwal et de trésorier de Jeanne, lui permettait d'avoir une parfaite connaissance des opérations», estiment les juges.

Nicolas Crochet, l’homme aux factures

Vieil ami de Marine Le Pen lui aussi, proche des milieux identitaires, Nicolas Crochet apparaît au cœur de plusieurs affaires dans lesquelles le FN s'est retrouvé impliqué ces dernières années. Dans le dossier «Jeanne», qui lui vaut d'être mis en examen pour complicité d'escroquerie, il a certifié les comptes de quelque 560 candidats investis par le FN aux législatives de 2012. Via le cabinet Amboise Audit, il facturait ses prestations 1 200 euros à chaque fois, offrant une ristourne a posteriori à ceux n'ayant pas atteint la barre des 5 % le jour du scrutin. Selon les juges, Crochet établissait alors des factures minorées (à 350 euros) et antidatées, soit un «système de facturation en fonction du résultat prohibé». Dans l'affaire des assistants parlementaires des eurodéputés frontistes, c'est son cabinet qui a établi leurs contrats de travail et organisé le paiement de leurs salaires.