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Justice

Procès «Jeanne» : peines de prison requises pour des cadres du RN et des proches de Marine Le Pen

Après trois semaines de débats, le parquet a donné son avis sur la répartition des responsabilités dans ce système présumé de détournement de fonds publics au détriment de l'Etat et au profit du Front national, notamment lors des législatives 2012.
Frédéric Chatillon et Wallerand de Saint-Just, au tribunal de Paris lors de l'ouverture du procès, le 6 novembre. (Denis ALLARD/Photo Denis Allard pour Libération)
publié le 27 novembre 2019 à 22h00

Une «recherche systématique de l'appât du gain, de faire de leur parti une véritable machine à cash». Après trois semaines de débats, le parquet de Paris a exposé ce mercredi ses réquisitions contre le Front national et ses co-accusés dans l'affaire «Jeanne» : il a réclamé des peines allant de la simple amende à de la prison ferme.

Sur les bancs de la 11chambre du tribunal correctionnel de Paris, six prévenus, certains soupçonnés d'escroquerie, abus de biens sociaux ou recels, des chefs d'entreprise, des cadres du Front national, dont le trésorier du parti d'extrême droite, Wallerand de Saint-Just, et l'eurodéputé Jean-François Jalkh, ont accueilli les réquisitions en silence. Même pour le personnage central du dossier, Frédéric Chatillon, homme d'affaires, patron de la société Riwal, pour lequel le parquet demande quatre ans de prison, dont deux avec sursis, une peine d'amende de 200 000 euros, et une interdiction définitive de gestion.

Il s'agit du principal prestataire du Front national pendant les législatives de 2012. L'ancien leader du GUD, groupuscule radical, un proche de longue date de Marine Le Pen, est soupçonné d'avoir participé via Riwal à ce que la justice considère comme un vaste système de détournement d'argent public pour enrichir le FN au préjudice de l'Etat. Celui-ci aurait été imaginé pour permettre au parti d'extrême droite de faire campagne à l'époque malgré une dette abyssale de plusieurs millions d'euros.

La méthode présumée est la suivante : le FN a semble-t-il obligé ses 577 candidats à la députation à acheter des «kits de campagne» contenant des affiches et tracts, notamment, produits par Riwal et vendus au prix fort, 16 500 euros pièce. Ceux-ci ont été achetés via des prêts, présumés fictifs, consentis par Jeanne, une structure de financement dédiée à l’activité de Marine Le Pen, et ce afin que les candidats n’aient pas à avancer un centime. A la fin, la somme a été remboursée par l’Etat au titre des frais de campagne, le FN (devenu en 2018 le RN) ayant touché un billet au passage, Jeanne les intérêts des prêts fictifs, et Riwal – ainsi que son dirigeant et ses proches – la marge liée aux kits.

Tout en n’étant pas imprimeur elle-même, la société de Frédéric Chatillon faisant travailler des prestataires, cette dernière a quand même pu se présenter comme telle auprès du ministère de l’Intérieur. En réalité, estime la justice, Riwal a opéré grâce à un crédit fournisseur général, où tout le monde – prestataires, comptables et autres – a été payé une fois les frais de campagne touchés. Cela aurait permis à Jeanne d’avancer presque 9 millions d’euros pour la campagne, sans avoir de fonds propres, le micro-parti attendant aussi l’argent de l’Etat pour payer Riwal.

Escroquerie par surfacturation

Le prix du kit était-il «raisonnable», comme l'a fait valoir la défense de Frédéric Chatillon au cours des débats ? On veut dire ici par rapport à d'autres partis politiques fournissant à leurs candidats des prestations similaires… Commentaire du parquet, mercredi : «La question n'est pas de savoir si la dépense engagée était raisonnable mais si celle-ci était nécessaire, souhaitée par le candidat pour capter des voix, et surtout si elle a été utilisée.» Car, note-t-on, pour beaucoup des candidats investis de l'époque, il y a eu l'impossibilité de modifier la forme du kit, malgré des besoins différents d'une circonscription à l'autre.

Sur les 577 candidats, seuls une poignée a pu le moduler, tous ou presque ayant déjà des responsabilités au sein du Front : des secrétaires départementaux, régionaux, cadres du parti. Il y a surtout les autres : cette femme, qui a exprimé des réticences : ayant été «investie en fin de campagne», elle estimait n'avoir pas besoin d'un kit complet, car elle n'avait «pas le temps» de tout utiliser. Elle a demandé un kit à 6 000 euros, on lui en a fourni (et facturé) un à 16 000. Pourquoi ? Parce que Riwal avait besoin de faire un maximum de commandes, pense le parquet. Car plus il y avait de commandes, plus la marge était importante.

«Tout le monde se renvoie la balle»

Ce qui ressort du dossier instruit par les juges Van Ruymbeke et Buresi a été cette inadaptation des quantités des documents inclus dans les kits, laissant penser à une escroquerie par surfacturation : «On a jeté des cartons entiers de tracts imprimés, on a jeté un quart, il y avait trop», a cité le parquet, mercredi. Qui avait décidé des quantités, a-t-il encore questionné. Réponse : «Tout le monde se renvoie la balle. Car le seul impératif qui apparaît aujourd'hui, c'est l'impératif du prix, du plafond à atteindre» à l'époque, parce qu'on savait qu'il allait être remboursé. Car en 2012, les sondages étaient tels que les candidats étaient assurés de dépasser les 5% aux élections (seulement quatre n'y parviendront pas). Voilà la base de la fraude présumée, «et cet impératif de dépense, il est fixé par le parti», en l'occurrence le Front national, qui faisait travailler Riwal et Chatillon, dit le parquet.

Plus tôt dans la journée, l'Etat, partie civile au procès et représenté par MBernard Grelon, a réclamé un remboursement de 11 millions d'euros au Front national après avoir évoqué cette disproportion des quantités fournies : «En multipliant les volumes [des commandes], en fournissant des kits qui ne servent pas à grand-chose, en permettant à des entreprises d'imprimerie de multiplier des tracts», cela leur a permis de baisser leurs coûts, d'augmenter leurs marges et donc, à la fin, de se partager la manne présumée.

Ce mercredi, le parquet a à son tour livré son résumé du dossier : dans l'affaire Jeanne, «nous sommes dans une dénaturation du système de financement des campagnes mis en place par le législateur. [Dans une élection], l'Etat accompagne, certes, mais normalement, la campagne est celle du candidat, qui est responsable. S'il ne fait pas 5%, c'est lui qui paiera, donc il a l'obligation de faire attention à ce que sa campagne ne coûte pas trop cher. Normalement, il y a aussi un système concurrentiel, où la liberté des prix subsiste. Mais [dans l'affaire Jeanne], on n'est plus dans ce système-là, on est dans celui où le prix est administré. L'entente, ici, elle est entre le Front national et Riwal. On met de côté le candidat, qui ne finance pas, qui ne prend aucun risque, qui parfois ne fait même pas campagne, il n'y a que le parti et Riwal qui ont tous les deux un intérêt à maximiser les dépenses. A partir de là, par les faits de standardisation et de masse, on assure les bénéfices».

L’accusation a demandé au tribunal, outre la condamnation de Frédéric Chatillon, une peine de 30 mois d’emprisonnement dont six ferme et 70 000 euros d’amende pour Nicolas Crochet, le comptable des candidats aux législatives, soupçonné de complicité d’escroquerie, blanchiment d’abus de biens sociaux ; deux ans d’emprisonnement avec sursis, une inéligibilité de cinq ans, et 50 000 euros d’amende pour Jean-François Jalkh, créateur de Jeanne, au cœur du système présumé. Il a aussi réclamé une peine d’amende de 500 000 euros pour le Front national, la dissolution de l’association Jeanne, et une peine d’amende de 200 000 Euros pour la Sarl Riwal. Quant à Olivier Duguet, trésorier (adjoint) de Jeanne et sous le coup d’un sursis, ont été requis six mois de prison ferme et une interdiction d’exercer la profession de comptable.