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Jorge Luis Borges : «Innombrables furent mes formes et mes morts»

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II avait écrit : «J’ai été Homère ; bientôt, je serai Personne, comme Ulysse ; bientôt, je serai tout le monde : je serai mort.» Pour Jorge Luis Borges, la fin est venue le 14 juin 1986. Bibliothécaire, inspecteur des volailles et des lapins, sa biographie apparente n’est que l’enveloppe trompeuse d’un foisonnement de vies rêvées.
Jorge Luis Borges, en 1979. (Ulf Andersen/Aurimages via AFP)
par Olivier Rolin
publié le 17 septembre 2024 à 1h05

Cet article avait été publié dans les pages de «Libération» en juin 1986, au moment de la mort de l’écrivain.

Se marier puis mourir, se marier pour mourir, on est tenté d’écrire : se marier avec la mort, cela soit dit sans vouloir déplaire à celle qu’en Argentine on appelle souvent, avec un rien de distance, «la Japonaise». Quitter, à presque quatre-vingt-sept ans, les bords du Rio de la Plata pour ceux du lac Léman, sous le prétexte qu’à Buenos Aires on ne s’intéresse plus comme avant à «la littérature et la métaphysique» : deux paradoxes in articulo mortis, point final à une existence paradoxale, banale et magnifique, sans autre «histoire» que les centaines d’histoires à l’écriture desquelles elle fut vouée.

L’état civil et les biographies nous assurent qu’il naquit à Buenos Aires, rue Tucumán, en 1899. Père avocat, lettré – il écrivit un roman, El Caudillo, publié paraît-il à Majorque en 1921. Trois choses, surtout, à retenir de Jorge Guillermo Borges : son ascendance anglaise par sa mère, Fanny Haslam. Sa bibliothèque : «Il m’arrive de penser qu’en fait je ne suis jamais sorti de cette bibliothèque.» Sa cécité, enfin. Rue Tucumán, puis dans le faubourg pauvre de Palermo, où la famille emménage bientôt, à Adrogué, la maison de campagne baignée de l’odeur de l’eucalyptus, «cette odeur ancienne /Qui par-delà le temps et les pièges /Du langage, tient son nom du temps des villas», on parlait et on lisait, autant et plus que l’esp