Faire des photos de famille, comme chacun le sait, hélas, c’est tenter désespérément d’arrêter le temps, ou du moins d’y planter des jalons. C’est toujours un double échec : non seulement le temps fuit, mais les personnes sur la photo ne sont jamais celles que l’on croyait y enfermer. Ce sont des spectres figés, qui n’ont existé que durant le temps d’une brève exposition. L’album de famille a d’autres qualités cependant, à commencer par toutes ces choses que l’on y voit alors qu’elles ne devaient pas s’y trouver, dans l’arrière-plan comme sur le visage des sujets. C’est pourquoi il fait l’objet de tant d’expositions amusantes.
Les «Cinq étranges albums de famille» que présente le BAL, nouveau lieu parisien dédié à l’«image document» (photos et vidéos), n’ont rien d’amusant. Ils sont même franchement inquiétants. Cette expo nous montre comment un artiste, au contraire d’un photographe d’anniversaire, façonne le temps au lieu de vouloir l’arrêter. Dans le fond, c’est la définition même d’un artiste : quelqu’un qui ruse avec le temps.
Inconfortable bulle de temps
Or ce jeu-là coûte cher car la matière est brûlante : on y laisse forcément quelque chose de soi, et des autres. C’est cela que montrent ces images. Un sacrifice. Il est fort possible que le visiteur du BAL ressente un profond malaise en parcourant ces albums d’autant que, comme bien souvent en photographie, rien ne nous est «donné» : chacun devra mettre dans ces images une part de lui-même et cela ne sera pas nécessairement la part la plus limpide.