Aujourd'hui, une chèvre broute parmi des oies sur le gazon du parc splendide et désert de la villa Ocampo. Elle est attachée. Il fait 35 degrés. Sa blancheur fixe la chaleur. On dirait la chèvre de monsieur Seguin. Quel loup, quel militaire viendra la dévorer ? A l'étage, dans les pièces où rien n'est laissé au hasard ni à la faiblesse de goût, parmi les objets sur mesure, il y a une énorme et décorative arête de poisson. C'est la touche surréaliste de Victoria Ocampo (1890-1979), grande créature des lettres transatlantiques, amie compliquée de Borges et défunte maîtresse de ces lieux. A l'entrée de la villa, on tombe sur un vieux petit taxi français du début du siècle passé. Il attend son fantôme. Il ne bougera plus. Une étiquette indique que la course coûtait 4 francs. Victoria Ocampo connaissait bien la France. Elle fut aimée de Drieu La Rochelle, Roger Caillois. C'est la grande contrebandière : ses dix tomes de Testimonios forment un monument à la culture internationale de son temps. Son snobisme passe la frontière avec langue, charmes et bagages.
Il fait trop chaud pour prendre un bus, on fondrait avant d'arriver, et il faut une heure de taxi pour venir jusqu'ici, à San Isidro, depuis la gare du Retiro au cœur de Buenos Aires. Une heure, s'il n'y a ni embouteillages ni barrages improvisés : exaspérés par les coupures d'électricité en ce mois de décembre surchauffé, les habitants de certains quartiers bloquent les carrefours avec des cageots cloutés, des feux. On