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Taryn Simon, pour cause d’inventaire

La photographe américaine expose au Jeu de paume, à Paris, ses séries minutieusement collectées et recomposées, comme autant de fragments des Etats-Unis d’aujourd’hui.
Oxalis tuberosa, Pérou. (Photo Taryn Simon. )
publié le 6 mars 2015 à 19h06

Taryn Simon propose une expérience singulière au Jeu de paume, où la photographie est là mais absente et, d’une certaine façon, hors d’elle-même, c’est-à-dire loin de ses repères et de ses rituels. A travers les séries présentées, de sa première, «The Innocents» (2002), à sa dernière, «The Picture Collection» (2013), cette artiste américaine, née à New York en 1975, offre un champ de réflexion d’une rare intensité. Ici, il n’est pas question du duo, devenu banal, image + légende, mais d’une construction extrêmement précise, voire maniaque, où tout s’emboîte comme dans un puzzle raffiné. Le texte n’accompagne pas le visuel qui, lui, n’illustre jamais le texte. C’est dans cet entre-deux, entre mots et photographies, que s’impose la réflexion de Simon. Son corpus, exposé ici dans cinq salles, se tient à l’équilibre, sans garde-fou apparent. Mais ça a l’air très stable. En écho au titre générique de cette exposition, qui devrait faire les délices des linguistes de plusieurs générations, «Vues arrière, nébuleuse stellaire et le bureau de la propagande extérieure».

Espaces lambda

Tout paraît pensé au plus juste, aucune place pour le hasard, ou la surprise, Taryn Simon est une artiste à l'œuvre, comme on dirait d'un paysan au champ, d'un architecte face à une maquette, d'un chirurgien contemplant un corps endormi avant le premier geste. D'une beauté préraphaélite, détendue, Taryn Simon lance l'une de ses phrases-étincelles : «Je ne travaille pas à la vitesse du monde, si rapide. Je suis lente et, parfois, il me faut quatre ans d'engagement pour conclure une série, par exemple, "A Living Man Declared Dead and Other Chapters" (1). Ce n'est pas drôle, c'est dur. Je n'ai pas de plaisir à faire mon travail, je ne suis pas obsédée par l'idée d'être l'auteure des choses…»

Alors, que voit-on sur les murs du Jeu de paume ? Des portraits d'anonymes en grand format, hommes et femmes aux visages abîmés et aux yeux tristes qui posent dans des espaces lambda, «The Innocents». Ces quidams ont été victimes d'erreurs judiciaires, et condamnés à de lourdes peines avant d'être innocentés. Simon les a immortalisés sur les lieux d'un crime (violent), dont ils n'étaient pas coupables. Ailleurs, avec la série «Contraband», les murs se couvrent de cadres blancs où apparaissent des objets saisis par le service fédéral des douanes et de la protection des frontières des Etats-Unis, à l'aéroport JFK de New York. Il y a des cadavres d'animaux, des armes, des poupées russes, une multitude d'objets de contrefaçon, des escargots, des médicaments, des sculptures en bois, des cigarettes, et des tas de trucs plus ou moins bizarres, parfois à l'aspect dégoûtant… En tout, cette série, qui n'aurait pas déplu à certains surréalistes toqués des inventaires, comprend 1 075 photographies, réalisées en quatre jours, in situ.

Couche de givre

A chaque fois, quelle que soit l'œuvre, ainsi de «Birds of the West Indies» (2), c'est comme si Taryn Simon déposait une couche de givre sur des objets vivants, dramatiques ou anodins. Elle met en scène des ensembles, comme s'ils se conjuguaient naturellement. «Obsessionnelle» confessée, elle ne peut s'empêcher d'inventorier ce pour quoi elle a manifesté son intérêt, dans l'idée, consciente, d'épuiser sa quête impossible. «Je m'attache au rêve, à cette illusion folle de créer quelque chose qui serait ordonné et qui ferait autorité. Comme un livre.» Taryn Simon, profil d'écrivain et chevelure très Virginia Woolf, est une vraie Américaine, urbaine et champêtre, comme l'attestent sa robe bohemian chic et ses belles manières. Comment travaille-t-elle, concrètement ? Elle dévore les journaux «de manière compulsive», parcourt Internet, lit énormément : «Je commence tout projet par l'écrit, avec un texte qui met en route un travail d'archives, de recherches. C'est un long processus. Ce point de départ est toujours assez académique, proche d'un travail universitaire, qui partirait dans toutes les directions : la science, l'esthétique, les mathématiques, l'analyse du langage, etc. Et la photographie vient toujours en dernier. Comme un point final.»

Ses séries sont donc le fruit d'un long processus invisible de négociations, de demandes d'accès et de reproduction, d'analyses d'experts. Comme «An American Index of the Hidden and Unfamiliar» (2007), une plongée dans les abîmes des Etats-Unis. Soit le bassin de refroidissement de la centrale nucléaire de Hanford (Etat de Washington) ; une couverture de Playboy en braille ; un couloir du siège de la CIA tapissé d'œuvres d'art à tendance exotique ; et même un coin de l'Institut de cryogénie, où attendent 74 patients humains et 44 animaux domestiques déclarés morts, et tous complètement surgelés. Taryn Simon a demandé l'accès à ces lieux inaccessibles, qu'elle a obtenu après d'interminables tractations - la seule forteresse qui a refusé d'ouvrir ses coulisses est… Disney, l'entreprise la plus célèbre au monde. «Ce qui m'intéresse, c'est autant de pénétrer dans la forteresse que de comprendre ses marges, ses alentours, ses barrières.» Elle ne masque pas les difficultés, mais ne s'en sert pas ; elle n'en profite pas car elle n'est pas abonnée au pathos.

Infiltrations

C'est sans doute là l'aspect le plus contemporain de l'Américaine : elle s'immerge dans des institutions, s'y infiltre «sans jamais voler d'images. Je suis très claire dès le départ, je fixe les règles qui sont ou non acceptées». Sous sa politesse et sa délicatesse, Taryn Simon est redoutable d'efficacité. D'où sa réputation d'exigence qui en fait une figure de proue du monde de l'art, avec une aura de star.

Elle vient régulièrement à Paris («une ville qui me fait penser») et vit à New York, où elle a grandi. Elle cite un père et un grand-père amoureux de la photographie, deux figures capitales qui l'ont guidée vers le grain de l'image. «J'ai toujours pris des photos. Par exemple, des feuilles d'arbres, en gros plan, comme des herbiers, tendance Eliot Porter. Depuis ma petite enfance, je veux avoir une trace, une évidence, un marqueur.» Après le lycée, elle part faire un cursus d'environnemental studies à l'université Brown (Rhode Island), persuadée d'avoir un avenir lié à la nature.

En première année, tous les étudiants rêvent d'être choisis, via un tirage au sort, pour un cours de photographie, donné dans une école à côté. Bingo, elle est sélectionnée et devient accro : «Je passais mon temps à faire des projets, des séries, des idées de livres, avec déjà la même approche qu'aujourd'hui, à penser l'ensemble avant d'appuyer sur le déclencheur.»

«Moteur de recherche»

Taryn Simon n'a rien d'un avatar de l'artiste romantique qui noie ses chagrins d'amour dans sa chambre noire. Si elle fait ses classes, comme tant d'autres, en étant assistante de photographes, «pour payer les factures et apprendre à manipuler les lumières», c'est auprès de professionnels, pas forcément des vedettes, plutôt des artisans, comme ce type qui fabriquait des catalogues de vêtements pour enfants. Elle collabore aussi avec des journaux et des magazines, et, grâce à une bourse de la Fondation Guggenheim, elle se lance avec sa première série, la fameuse «The Innocents», laquelle sera aussi exposée aux Rencontres d'Arles en 2010. Onze ans après, elle concrétise «The Picture Collection», l'une de ses œuvres les plus fabuleuses, intelligemment accrochée au Jeu de paume. Il est question d'un scénario imaginaire autour des archives de la Picture Collection, la plus grande bibliothèque iconographique au monde, fondée en 1915, et riche de 1,29 million de tirages, cartes postales, affiches et images découpées.

Sur les murs du musée parisien s'amoncellent les images, rangées par thème : «police us» avec des dizaines de clichés de flics américains, «swimming pools» et des bassins chlorés et bleutés, «bâtiments et villes à l'abandon», «vues de derrière» avec quelques visions de fesses - Taryn Simon n'est pas une comique, mais avec elle, de temps à autre, on frise l'humour noir. «Cet ensemble me fascine, j'y ai passé ma jeunesse. C'est comme un écho de mon propre travail. "The Picture Collection" est un moteur de recherches qui préfigurait Internet.»

Même en allant chercher des cartons jaunis du New York du début du siècle passé, Taryn Simon ne fait qu'interroger le statut de l'image. Elle redécoupe, refragmente et recompose ses propres visions, sans oublier les sources multiples de la culture américaine hégémonique. Son travail est sous-tendu par une forme d'angoisse vis-à-vis de l'image : «Une photographie a plusieurs réalités, et peut être utilisée de manière tellement atroce. La malléabilité des photos, voilà ce qui est terrifiant. A l'image des horreurs commises par l'Etat islamique, on a des photos qui reproduisent des schémas de narration hollywoodiens, mais qui ne nous donnent aucune appréhension de la réalité. Qu'est-ce qu'une image peut faire ? Je me pose cette question en permanence. Et c'est l'écrit, plus que l'image, qui répond et nous sauve…»

En plus de la photographie et de ses installations conceptuelles, Taryn Simon peint et dessine. Des «choses personnelles», qu'elle réalise chez elle, et surtout qu'elle ne montrera «jamais». Aveu d'une femme moins froide qu'il n'y paraît. Mais surtout affirmation d'une professionnelle qui sait, à tout instant, exactement où elle en est. Et ce qu'elle ne veut pas.

(1) Egalement présenté à Cherbourg, au Point du jour, jusqu’au 31 mai.

(2) A voir à la galerie Almine Rech jusqu’au 14 mars. Rens. : 01 45 83 71 90.