«Je n'ai pas eu besoin de modèle pour ma peinture, le sens du péché est mon maître», a-t-elle rétorqué un jour. Pas eu besoin non plus d'étudier puisqu'elle commence seule, dès quinze ans, par peindre des aquarelles vénéneuses que certains rechigneraient à mettre sous le nez d'un adolescent. La rétrospective que lui ont successivement consacré, cette année, le Macba de Barcelone, sous le commissariat de Paul B. Preciado, puis le Musée d'art moderne de la Ville de Paris, faisait la part belle à ces créatures féminines dépeintes le front serti de couronnes d'épines, le corps sanglé, certains membres amputés, écartant les cuisses pour qu'en jaillissent des serpents charmants et des pluies d'étrons. Prises ironiquement dans les limites de cadres art déco en bois sculptés, ces aquarelles exaltent une vision de la femme, soumise ou dominatrice, joueuse solitaire, onaniste, voluptueuse et défieuse de tabous, désirante et émancipée des cadres sociaux traditionnels. Et hérissent fatalement les poils machos de l'Italie d'avant-guerre envoûtée par l'idéologie fasciste. Sa première exposition dans une galerie de Turin en 1945 est censurée.
L'artiste ne s'éternise pas dans cette iconographie explicite. Elle la distille dans l'abstraction telle que celle-ci est cultivée et pensée par le Mouvement de l'Art Concret dans les années 50 en Italie. La géométrie tient à distance le lyrisme et la charge psychologique de ces premiers travaux. La jonction entre les deux s'opère magnifiquement à partir des années 60, quand Carol Rama recourt régulièrement au caoutchouc, aux chambres à air, peau noire et molle, crevassée et respirante, greffée sur le tableau et qui vont prêter à son abstraction une épaisseur organique, loin de celle, neutre et objective, qui est à l'honneur par ailleurs, notamment aux Etats-Unis. Ces tableaux, charnus, se peuplent encore de myriades d'yeux de poupées ou des griffes, englués dans une couche de vernis jaunâtre qui évoque la viscosité du sperme. La représentation du corps ne passe plus par sa figuration en droite ligne, mais par les bavures de ses fluides et par une hybridation des genres, par des substances troubles et des volumes informes, qui vaudront à cet art pionnier d'être qualifié de «Pop viscéral» ou de «Povera Queer». Dans sa dernière série d'envergure, réalisée dans les années 90, c'est la question des bêtes et de leur silence qui surgit à travers des représentations de la vache folle ( «La mucca pazza»).