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Arts

Musées, appâts de géants

Poussées par des nécessités économiques, les institutions françaises se sont converties aux expos blockbuster autour de figures majeures de l’art.
«Picasso», 2000, de Chéri Samba, fait partie des œuvres exposées actuellement au Grand Palais. ( Photo Chéri Samba.Collection particulière)
publié le 11 octobre 2015 à 17h06

Ainsi donc, on découvrirait cet automne, avec les expositions consacrées à Picasso au Grand Palais (lire notre critique), à Andy Warhol au musée d'Art moderne de la Ville de Paris (lire Libération du 2 octobre), et à la prostitution au musée d'Orsay ( Libé du 5 octobre) que, horreur, les musées veulent attirer des visiteurs. Il est vrai, cela n'a pas toujours été le cas. A leur création, les musées n'avaient pas pour but de s'adresser au grand public mais aux connaisseurs. Comme le rappelle l'universitaire Bella Dicks dans Culture on Display : the Production of Contemporary Visibility, jusqu'aux années 80, la collection, l'acquisition et la restauration étaient pour les musées des missions qui passaient avant celle de s'adresser aux visiteurs. Lorsque le changement eut lieu, il y avait moins de monde pour s'en plaindre : le credo de l'époque était la culture pour tous. Ça semble loin.

Offre formatée

Désormais, le credo de la nôtre, ce serait le «blockbuster». Le terme, faut-il le rappeler, vient des Etats-Unis, où on l’a d’abord employé pour qualifier les pièces de théâtre qui faisaient littéralement «exploser le quartier», puis il s’est généralisé pour qualifier les films à gros budgets dont on attend de gros revenus. Dans l’industrie du cinéma hollywoodien, la course au blockbuster n’a rien de nouveau, mais s’est accélérée ces quinze dernières années en raison de changements complexes propres à l’économie du milieu : chute des ventes de DVD, poids croissant des recettes à l’international, besoins de personnages «marques» déjà connus à l’étranger (Superman, Batman, etc.) pour le marketing des films. Les musées aussi ont désormais leur Batman et leur Superman : ils s’appellent Koons, Dalí ou Picasso.

A l'expo Jeff Koons, au centre Pompidou en 2014. (Photo REA)

Là encore, le phénomène n’est pas neuf : «Tutankhamun, King of Egypt» attira 1,75 million de visiteurs au British Museum, à Londres en 1972, et la rétrospective Picasso du MoMA de New York un million, en 1980. En France, il faut attendre 2010, et l’expo «Monet» du Grand Palais, pour décompter plus de 900 000 visiteurs. Le hic, ce n’est donc pas qu’il y ait des stars, mais que le besoin s’en fasse sentir de plus en plus souvent, avec pour résultat de formater l’offre.

Pourquoi ? Les raisons sont là aussi multiples. Citons d’abord l’augmentation des coûts : la bulle spéculative du marché de l’art a fait exploser les prix d’acquisition, le budget consacré aux assurances est de plus en plus important, et les musées devant désormais ressembler à des hôtels de luxe (à moins que ce ne soit des parcs à thèmes), la facture d’entretien s’alourdit. A cela s’ajoute le désengagement de l’Etat, tant à travers le ministère de tutelle que les collectivités locales, dont la participation aux frais n’a cessé de baisser. Et le désengagement, aussi, des si courtisés mécènes : supposés aider à pallier les manquements de l’Etat, ils ont avec la crise réduit leurs budgets de communication, et il n’est pas rare désormais de voir s’aligner une ribambelle de noms de mécènes sous les affiches («Picasso.mania» en compte sept, là où «Monet» n’en comptait qu’un).

Rentrer dans ses frais

Au musée d'Orsay, Guy Cogeval fait valoir qu'«un tiers des revenus doit être dégagé par le musée, la marge d'autofinancement est énorme». Et d'assumer : «On est dans une logique d'un blockbuster par an pour pouvoir continuer au rythme de six expositions par an, quatre à Orsay et deux à l'Orangerie.» Au Grand Palais, plus de deux tiers des recettes doivent être trouvés en propre, les expositions étant donc dans l'obligation de rentrer dans leurs frais. Ce qui ne fut pas le cas pour «Velázquez» au printemps, malgré le chiffre de près de 4 900 visiteurs par jour (à l'inverse, une exposition bien moins coûteuse, telle celle sur Jean Paul Gaultier, parvient facilement à l'équilibre avec 3 500 visiteurs par jour). «Pour financer des projets qui se justifient uniquement par leur qualité scientifique ou esthétique sans visitorat important, il faut avoir des expos à succès. Les sujets porteurs financent des sujets moins évidents», résume Jean-Paul Cluzel, président de la Réunion des musées nationaux et du Grand Palais, où se tiennent actuellement, en plus de «Picasso.mania», les superbes rétrospectives consacrées à Fragonard et Elisabeth Vigée Le Brun.

«Précipité chimique»

Un sujet porteur, c’est quoi ? D’abord un nom d’artiste ou de courant connu de tous, public comme mécènes. D’où l’inflation d’expos monographiques, parfois les mêmes, qui pèsent bien plus lourd dans l’agenda que des propositions transversales, ou pluridisciplinaires. Et, partant, un certain appauvrissement du travail scientifique, quels que soient les mérites propres aux propositions individuelles (en l’espèce, «Splendeurs et Misères» semble difficilement attaquable). Un appauvrissement de l’expérience de visite, aussi : il n’est pas rare qu’en visitant une expo courue, on ne voie tout simplement pas les œuvres…

Comment alors mesurer - et faire valoir - les réussites d'une expo en d'autres termes que ceux du nombre de visiteurs ? Comment qualifier l'impact sur la recherche, les artistes, les commissaires, les visiteurs ? Voilà une question que devraient se poser les puissances publiques. Car il ne tombe évidemment pas sous le sens que ces expos seraient nécessairement indigentes, elles n'ont pas à l'être (ni que les publics qui s'y rendent soient des crétins, sous-texte déplaisant des critiques du phénomène «blockbusters»). Pour Laurent Le Bon, directeur du musée Picasso, coproducteur de «Picasso.mania», «une expo à succès, ce n'est pas forcément le nombre de visiteurs, c'est un précipité chimique, une cristallisation entre les choix du commissaire, une scénographie, un moment». A quoi Guy Cogeval ajoute : «C'est une expo qui peut voyager, car cela prouve la permanence d'une idée.» On aimerait ajouter : une exposition qui remplisse sa fonction pédagogique, aussi, et ne fasse pas l'économie, comme c'est si souvent le cas en ce moment, d'un vrai commissariat, d'un angle d'attaque, et de cartels tout bonnement informatifs. Ce n'est pas le tout d'attirer les foules, encore faut-il qu'elles repartent en ayant appris quelque chose.