Bien sûr, on peut s'approcher. Pour ne rater aucun détail. Comme le rond parfait de flocons de neige tombant sur la mer ou l'écorce noueuse de cerisiers en fleurs. Mais devant les estampes du maître Utagawa Kuniyoshi, né à Edo (Tokyo) en 1797, mieux vaut reculer de trois pas. Pour prendre la mesure des effets d'échelle, du dynamisme, des jeux de couleurs. Ici, une baleine encagée dans un cadre trop petit pour elle, qui s'agite comme pour en repousser les bords avec sa queue. Là, un furieux tourbillon noir et bleu dont les lignes épaisses servent de décor au combat entre un garçon et une carpe géante. Le «monde flottant» d'Utagawa Kuniyoshi n'a pas la délicatesse de celui son aîné, Katsushika Hokusaï, né près de quarante ans avant lui. Mais il est animé d'une énergie folle, empli de guerriers et de monstres, de grenouilles géantes et de moines se transformant en mygales immenses. Avec Kuniyoshi, on voit en panoramique. Sa mer déchaînée a le soyeux d'un drap gonflé au vent, et ses chutes d'eau sont des traits verticaux qui s'abattent avec fracas sur la tête d'un moine. Pam ! On croirait les entendre. S'il est moins connu désormais que l'illustre «vieux fou de dessin» Hokusaï, voire que son contemporain Utagawa Hiroshige, Kuniyoshi fit l'objet, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, d'un engouement aussi grand de la part des japonistes français, Rodin et Monet en tête. De son temps, il fut révélé par les illustrations pétant de couleurs qu'il fit de 108 héros d'Au bord de l'eau, célèbre roman chinois, illustré en noir et blanc avant lui par Hokusaï, encore. On imagine sans mal le choc qu'ont dû représenter ces corps à corps de lutteurs aux sabres sanguinolents et ces flots emplis de squelettes vengeurs, où la vitesse est figurée à coups de grandes diagonales efficaces.
La consécration fut telle que les échoppes de tatoueurs s'emparèrent de ses personnages, eux-mêmes tatoués, pour les reproduire sur les corps de leurs clients (et c'est toujours le cas aujourd'hui). Kuniyoshi élargit par la suite les sujets de ses compositions pour traiter les plaisirs et les mœurs de son époque - portraits d'acteurs de kabuki ou de courtisanes aux kimonos ornés de cascades, promenades animées au bord de la Sumida, qui borde Edo. Ces merveilles n'en finissent pas, de nos jours, d'inspirer les auteurs de mangas, il était temps de les redécouvrir. Le Petit Palais met Kuniyoshi à l'honneur dans une exposition en deux parties consacrée à l'estampe intitulée «Fantastique !» Le deuxième volet expose les visionnaires du XIXe siècle (Goya, Doré, Füssli…) mais après un tel éblouissement chromatique, le noir et blanc de leurs travaux pourtant bien cauchemardesques semble étrangement plat. Les lithographies d'Odilon Redon sauvent l'ensemble : réjouissants œil ballon et fleur à tête humaine, malicieuse araignée qui nous semble alors lointaine cousine de la mygale nippone.