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Libération
Critique

Chat, c’est vraiment toi

Heidi Specker. VG BILD. KUNST Bonn. 2016 (Heidi Specker. VG BILD. KUNST Bonn. 2016)
Publié le 11/03/2016 à 17h41

Oh non ! Pas encore un chat ! Depuis que les petits félins ont envahi Internet et ravi la place aux chiens sur les écrans et dans le cœur des amis des bêtes, on ne peut plus voir leurs sales gueules d'affreuses bestioles égoïstes, méchantes et nunuches. Pourtant, cette photographie tape dans l'œil. Est-ce le regard rond cromignon, malgré tout, du petit chaton ? Est-ce le museau légèrement enfoncé qui ravive des pulsions sadiques ? Est-ce la frange de cheveux bleus qui dégouline sur les moustaches fournies ? Sans doute cette touffe impromptue à la couleur inopportune a joué en faveur de l'animal tête à clics. Cheveux bleus sur yeux noirs séduisent les sensibilités plus versées Unheimlich que kawaï… D'autant plus que la photographe, Heidi Specker, Allemande née en 1962, n'est pas réputée pour ses images cucul la praline. «Jamais je n'aurais imaginé l'impact de cette photographie», précise-t-elle à la veille de l'ouverture de son exposition à Berlin. Connue pour ses détails de villes vides, ses troncs d'arbres devant des murs de béton, ses matières urbaines sèches, plates et graphiques, elle s'étonne du phénomène : «Un article disait même : "Heidi Specker n'expose pas seulement un chat à la Berlinische Galerie, elle y montre aussi des portraits".»

Les dernières photographies de Heidi Specker, In Front of, sont des portraits. Et ce chat est bien un portrait. Il a d'ailleurs fallu se mettre à plusieurs pour comprendre l'illusion : le chat est imprimé sur un tee-shirt et les pointes d'une perruque bleu sale lui tombent sur la tête. La photographe a cadré serré sur le torse. «C'est le genre de tee-shirt dont les yeux grossissent avec le tour de poitrine des femmes. Les yeux de ce chat sont très humanoïdes.» Pour ce travail récent, Heidi Specker a convié dans son studio, à Berlin, plusieurs centaines d'amis ou d'amis d'amis de sa génération - entre 40 et 50 ans. «Cette femme de 40 ans s'est invitée et est arrivée avec une perruque et ce tee-shirt.» La photographe, un brin retorse, a coupé le visage, prélevé un morceau de silhouette sur le vif. En cela, elle a poursuivi son travail d'exploration de la surface des choses initié avec ses premières images de textures urbaines. Gérard Fromanger, qui s'y connaît en matière de surfaces et d'aplats, citait récemment son ami Gilles Deleuze : «La surface, c'est le fond ou le fond, c'est la surface.» On a envie de le paraphraser. Le chat, c'est la surface. Le chat, c'est le fond.