Picasso, Klein, Warhol, Van Gogh, Hirst peuvent aller se rhabiller. L'artiste Olaf Breuning leur a taillé un costume sur mesure. Sur des corps nus, hommes et femmes, il a peint des pois colorés (façon Damien Hirst), collé des peaux de bananes (warholiennes), barbouillé du bleu (Yves Klein) ou encore collé une tête à barbe rousse (Van Gogh). La série The Art Freaks (2011), composée de 31 figures en body-painting imprimées à la taille de géants, est devenue un classique du Suisse déjanté. A la fois hommage et satire des grands maîtres de l'art, elle est exposée cet été dans une immense pièce au cœur de sa rétrospective à Düsseldorf. Comme des cariatides disproportionnées, les joyeux Art Freaks sur fond noir sont les gardiens du tombeau de l'art dans l'antichambre du grand foutoir des images contemporaines.
«Chaud devant, le cul arrive !» crie un monteur d'exposition. A deux jours de l'ouverture, les salles du NRW Forum de Düsseldorf grouillent de châssis, sculptures, photos en grand format et tables couvertes de figurines culinaires à moitié déballées. Dans les bras de deux monteurs, un immense postérieur féminin imprimé sur une forme ovale fait son apparition. De la raie des fesses de l'inconnue s'échappe un dialogue de textos bleus, verts et blancs : «OK - Bananas - Wow thank u so much !!!!! - Did you had fun last night ?»… Olaf Breuning, fraîchement débarqué des Etats-Unis, en passant par la Suisse, supervise l'installation du cul magistral. Auteur d'une littérature en forme de petits pets, vanités de l'ère médiatique et miroir contemporain grotesque, il revient sur son parcours.
Acidité kitsch
«Je suis un idiot, lâche-t-il. Je dois être bête car je travaille comme un âne et, en quinze ans de travail professionnel, je n'ai pas un dollar sur mon compte. Je ne suis pas calculateur. Je pense qu'au fond, je ne suis pas très futé.» Alors que la veine de l'art du pastiche provocateur remporte l'adhésion («Maurizio Cattelan est très bon et très intelligent, lui !»), que les Suisses ironiques, dans le sillage cocasse de Peter Fischli et David Weiss, enchaînent les succès et débitent les œuvres à la chaîne (les films comiques de Roman Signer, les collages désabusés d'Urs Fischer, les installations rudimentaires d'Ugo Rondinone), Olaf Breuning, installé aux Etats-Unis, a dû opérer un repli hors de Manhattan après le relatif échec de son exposition l'an dernier dans sa galerie new-yorkaise Metropictures. «Je travaille seul, je n'ai pas d'assistant. En me retirant à la campagne, je me suis rendu compte de la folie de mon art.» Et comment explique-t-il ce souffle commun des Suisses pour la parodie ? «Les artistes suisses grandissent dans le country club du monde, c'est un pays très riche. Ce n'est pas comme grandir dans une favela. Finalement, ils peuvent se payer le luxe de l'humour. Ils regardent le reste du monde à travers de grandes vitres.»
En dépit de ses revers, Olaf Breuning plus stressé qu'amer, multiplie les expositions, dont cette rétrospective «de l'âge adulte», comme il la qualifie, à Düsseldorf, berceau de la photographie allemande, mondialement reconnue et commercialement au top. «Oh ! je rêve d'avoir un aussi grand studio que Thomas Ruff. En fait, j'aimerais être Thomas Ruff !» plaisante-t-il, cheveux mi-longs tombant sur ses épaules comme les oreilles de Droopy, le chien triste de Tex Avery. Né en 1970 à Schaffhouse (Suisse), Olaf Breuning vit depuis quinze ans aux Etats-Unis. C'est la première fois qu'il revient sur toutes ces années avec une exposition et un livre à la clé. A Düsseldorf, dessins, sculptures, vidéo et photographies pulsent leur acidité kitsch dans un accrochage sobre.
Odalisque en bikini
A l'entrée, une sculpture en sable accueille le visiteur. Une langoureuse odalisque aux nénés ronds comme des ballons de foot et à la tête de Paul Klee semble bronzer, peaufinée par une équipe de la société allemande spécialiste en châteaux de sable. C'est la jumelle de la statue qui avait inauguré la foire de Miami en 2008 face au Sagamore Hotel, détruite à la fin de la semaine par une pelleteuse. Olaf Breuning avait déclaré à l'époque : «Je suis fier de faire une œuvre que l'on ne peut acheter. Par les temps qui courent, c'est tout à fait approprié.» Cette défiance et provocation vis-à-vis de la société de consommation et du marché de l'art en général se retrouve dans ses photographies. A côté de l'odalisque en bikini, la photo d'une immense basket de la marque New Balance fait mine d'écraser des centaines de petites figurines informes en terre cuite. Sur la chaussure de sport, le slogan «Don't worry, all will be just fine» («Ne vous inquiétez pas, tout ira bien») voudrait rassurer les petits êtres sans défense que non, pas d'inquiétude, elles ne vont pas se faire broyer. Dans cette série, intitulée la Vie (2015), Olaf Breuning parodie le «just do it» de Nike. Juste à côté, des êtres humains grimpent sur des échelles. Sur le dos de leurs tee-shirts blancs, des lettres noires : «Je veux ce que je n'ai pas/ j'en veux de plus en plus/ n'abandonne pas…» Comme des fourmis azimutées, les personnages de la grande parade d'Olaf Breuning se débattent dans un monde globalisé chargé d'injonctions implicites : réussite affichée, bonheur obligatoire, médiatisation de soi, asservissement des autres. Jusqu'au malaise, parfois. Un peu plus loin, une brochette de jeunes garçons ghanéens posent tout sourire avec 20 dollars entre les mains. Au Ghana, l'artiste leur a donné les billets et fait la photo : «J'ai fait cette image avec mes tripes. Ils sont à la fois hyper heureux de recevoir le billet et de poser pour moi. Et le fait de les photographier est ambigu et inconfortable. Les pays riches prennent toujours l'avantage sur les pays pauvres. Dans un sens, mon travail est politique.»
Si le fond est sérieux, la forme est alléchante. Aucun artiste ne brasse avec autant de dextérité les signes de l'époque. Emojis, textos, body-painting, ballons gonflables, téléphones portables, aliments en plastique… : Olaf Breuning touille avec délice les codes visuels de la culture populaire en une mayonnaise exquise et indigeste. «Je fais un art qui parle de la vie d'aujourd'hui. J'aime qu'il soit facile à comprendre. Pourquoi aurait-il besoin d'être cryptique, repoussoir et compliqué ? Même les enfants peuvent regarder.» Sur des tables, dans les premières salles, des «nourritures d'exposition», soit de drôles de bonshommes façon figurines de maternelle avec des yeux en (faux) câpres, petits pois ou olives, des corps en (fausse) baguette de pain et des bras en saucisses. Fabriqués en résine au Japon selon la technique du sampuru (venu de l'anglais «food sample»), ils rappellent le compte Instagram de l'artiste aux 41 000 abonnés qui publie depuis trois ans des photos de sculptures éphémères façon «la tête à Toto». Aux toilettes, devant son assiette, devant des objets banals, Breuning réenchante le quotidien en art naïf sur les réseaux sociaux. Et la série, bout à bout, est magnifique et débile. «Elle est complètement stupide, confirme-t-il. Mon chat n'a pas d'humour. On pense toujours que l'humour est inférieur mais, pour moi, c'est une façon au contraire très intellectuelle de parler des choses.»
Face à l'interconnexion, l'accélération et la saturation visuelle, Breuning l'iconoclaste est démuni. «Le monde est de plus en plus compliqué et je n'arrive pas à l'attraper. Dans trente ans, nous aurons un nom pour ce qui se passe en ce moment. Il n'y a plus de chronologie. Avant, il y avait des traditions qu'on cassait au fur et à mesure. Aujourd'hui, on peut faire tout ce qu'on veut et, quoi qu'il arrive, quelqu'un l'a déjà fait avant toi. C'est une ère nouvelle.» Alors, comme un DJ, il sample et se réapproprie. Gosse chapardeur, il pique les cercles colorés hypnotiques d'Ugo Rondinone et les reproduit en série, malhabile et inspiré. Il parodie un personnage du Cremaster, de Matthew Barney, qu'il campe en cul-de-jatte, et Picasso, petits pains ronds à la place des doigts. Il brouille les frontières entre culture populaire et culture élitiste.
Zombie colonisateur
Artiste globalisé, il met des oreilles de lapin en toute illégalité aux statues de l'île de Pâques, déguise un rocher près de Seattle en éléphant, fait construire des cercueils en forme de bonhomme de neige au Ghana, écrit «Oh my God» sur le Mur des lamentations à Jérusalem. Loufoque, il peut aussi être méchant. Toute l'expo de Düsseldorf mène à trois petites salles qui projettent son film Home . Satire du tourisme, il met en scène Brian Kerstetter, un double de lui-même, abruti fini entre clown et vampire, qui voyage au Japon, en Papouasie et dans les Alpes suisses à la rencontre des autres. Le zombie colonisateur, casquette de base-ball sur le crâne et Coca à la main, ne fait aucune différence entre le masque jaune des Pokémon et celui, jaune aussi, des indigènes papous. En arrière-plan de son esthétique, il y a les clips, la publicité, les séries B et les films d'horreur, mais aussi Woody Allen qui «fait des films drôles sur les choses tragiques de la vie». Alors, de l'art ou du divertissement, cette expo en forme de concentré suprême d'Olaf Breuning ? «Bien sûr que je fais du divertissement ! Comme les bonnes séries télévisées.» Un divertissement jouissif de clown triste. Dernièrement, il s'est mis à la peinture. S'il ne sait absolument pas peindre, au moins, il veut essayer, avec de la cire fondue et un petit couteau japonais.