Ironie du destin, à moins qu'il ne s'agisse du parachèvement d'un parcours hors du commun, c'est à Visa pour l'image que Marc Riboud aura présenté la dernière exposition de son vivant. Les aléas étant ce qu'ils sont, curieusement, il s'agit aussi là d'une première : le plus grand rendez-vous mondial du photoreportage ne l'avait jamais accueilli, dans le cadre de ses 27 éditions précédentes. Totalement «séché» par l'annonce de sa disparition, Jean-François Leroy, le directeur du rendez-vous estival, resituait mercredi matin le contexte de l'exposition sobrement titrée «Cuba», visible jusqu'au 11 septembre au rez-de-chaussée du Couvent des Minimes (le lieu phare de Visa, qui concentre la moitié des vingt sujets du cru 2016) : «Pour de simples questions d'emploi du temps, je n'ai jamais réussi à faire venir Marc Riboud à Perpignan. Il était malade depuis plusieurs années, sa présence physique n'était plus envisageable. Mais, au moins, un concours de circonstances favorable nous a permis de l'inscrire enfin au programme : on vient juste de célébrer les 90 ans de Fidel Castro et, cette semaine, sort le livre de Marc Riboud sur son voyage à Cuba en 1963.»
Scoop mondial. «Histoire d'un scoop comme il n'en existe plus aujourd'hui», selon les termes de Catherine Chaine, la compagne de Marc Riboud, qui signe le texte d'introduction de l'expo, «Cuba» prend racine dans la rencontre nocturne entre Jean Daniel, à l'époque grand reporter à l'Express, et Fidel Castro dans un hôtel de La Havane ; le second inversant vite les rôles pour questionner le premier au sujet de John F. Kennedy qui, depuis la Maison Blanche où il a reçu le journaliste français quelques jours plus tôt, s'inquiète de la dégradation des relations américano-cubaines. Parmi les images si peu protocolaires attestant l'échange, on sourit de celle de Castro et de Daniel en train de deviser, au côté d'un homme qui pionce sur une chaise (le garde du corps ?) et d'une femme (Michèle, qui deviendra l'épouse de Jean Daniel) allongée sur un lit, près d'un paquet de clopes. La conversation terminée, le Líder maximo trimbalera l'équipe française à la découverte de l'île. Castro revient le soir suivant pour poursuivre la conversation commencée la veille. Le lendemain, alors que Marc Riboud est reparti, Jean Daniel est encore avec Castro au moment de l'assassinat de Kennedy et recueille la réaction du Cubain. Les photos de Riboud accompagneront le scoop français et feront la une de la presse internationale.
De son passage sur l'île des Caraïbes proclamée «république socialiste» quatre années auparavant, Marc Riboud ramènera un reportage d'une élégante simplicité, consignant le quotidien d'une population vaquant à ses occupations sous les fresques chantant les louanges de la révolution et les affiches de propagande. Une des plus évocatrices montre un couple en train de flirter à la nuit tombée, assis sur un banc, tandis qu'au dessus, une enseigne lumineuse lance un définitif «Patria o muerte» (la patrie ou la mort). Ailleurs, ce sont des mécaniciens en train de s'affairer sur un moteur, un bateau russe déchargeant sur le port de La Havane sa cargaison de pommes de terre et d'oignons, un homme plus tout jeune troublé par une passante callipyge, etc.
Noir et blanc. «Des scènes de vie touchantes, jamais sensationnalistes, empreintes d'une profonde humanité», selon Jacques Rocher, le directeur du festival breton de La Gacilly, qui avait reçu Marc Riboud en 2011 pour une exposition titrée «Images buissonnières». Déjà très diminué, le photographe y effectuait là sans doute une de ses dernières apparitions publiques. A l'hommage de Jacques Rocher, saluant au passage «l'atmosphère du noir et blanc» et les vertus d'un travail en argentique obligeant à s'interroger plus qu'aujourd'hui - «où l'immédiateté et la profusion» régentent la photographie - sur le bon moment à figer, s'ajoute bien sûr celui de Jean-François Leroy. «Marc Riboud, qui appartient déjà à la mémoire collective, selon le directeur de Visa, restera comme quelqu'un d'ouvert, chaleureux, généreux, dans la lignée des plus grands photographes humanistes tels que Eugene Smith, Robert Doisneau, Edouard Boubat… Il a influencé quantité de jeunes photographes, à qui il prodiguait volontiers des conseils. D'ailleurs, parler de lui au passé ne me semble pas approprié, tant, à travers les expositions et les livres, il continuera d'illuminer les générations futures.» Lors de son ultime soirée de projection, samedi, Visa pour l'image rendra hommage à Marc Riboud.