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Libération
Visa pour l’image

Branle-bas de combats à Perpignan

Moins d’expos, plus de contrôles et de fouilles : la 28e édition du festival de photojournalisme a débuté le week-end dernier dans une ambiance ultra-sécurisée. Zoom sur trois photoreportages.

En mai 2009 dans un  bidonville au sud de Buenos Aires où le paco est répandu. (Photo Valerio Bispuri)
Publié le 01/09/2016 à 18h51

Sommet du G7 ? Accès à un aéroport un jour d'alerte à la bombe ? Non, «simple» 28e festival international du photojournalisme. Pourtant, l'impression est troublante, tant un véritable délire sécuritaire paraît flotter sur Perpignan depuis l'ouverture de la manifestation, le 27 août : contrôle systématique et intransigeant des sacs à l'entrée de la moindre salle d'exposition ou de conférence (chercheur universitaire, responsable d'ONG, photoreporter rompu aux pires conflits du globe ou blondinette prépubère avec son sac à dos Hello Kitty : autant de suspects potentiels), voire inopiné, en haut d'un escalier en plein cœur du centre historique. Mais aussi usage de détecteurs de métaux (jusqu'à devoir justifier du moindre centime d'euro oublié dans une poche !), patrouilles de militaires armés, de policiers à pied, de policiers à vélo (parfois à quelques dizaines de mètres d'intervalle), rumeur de tireurs d'élite sur les toits, barrières métalliques filtrant les passages, rues barrées par des véhicules placés en travers de la chaussée, pièce d'identité sur soi conseillée, nombre de lieux d'exposition réduit (six au lieu de neuf), écran géant supprimé sur la place de la République, couvre-feu avancé pour les bistrotiers… Jusqu'à l'hebdomadaire Paris Match, partenaire historique du festival, qui, au lendemain il est vrai d'une rencontre touchy sur le thème «l'Etat islamique à travers ceux qui le combattent» (ce vendredi, à 14 h 30, au palais des congrès), a renoncé à son rituel et très prisé déjeuner du samedi sur une plage des environs, faute de pouvoir sécuriser les accès… côté mer.

Certes, il serait inconvenant par les temps qui courent de prôner un quelconque laxisme. Mais, à l'inverse, l'excès de zèle préventif poussé à un tel stade de surchauffe n'en instaure pas moins un sentiment de malaise ubuesque… et d'interrogation, sur fond d'enjeu électoral(iste) croissant, lorsqu'on sait la préoccupation majeure de la population telle que formulée dans les sondages. A vouloir si ostensiblement - et caricaturalement - rassurer, n'en finit-on pas, en outre, par propager un climat anxiogène, à l'inverse du but recherché ? D'autant que Visa pour l'image n'est pas exactement réputé pour son humeur badine, événement pourtant essentiel qui, chaque année, inventorie guerres, famines, épidémies, drames sociaux et autres catastrophes naturelles - ce que le directeur, Jean-François Leroy, appelle «l'actualité du monde [qui] n'a aucunement besoin de concept pour s'imprimer dans nos mémoires» - composant le ressac de la planète Terre entre deux olympiades et frasques people combustibles.

Comme les précédentes, la 28e édition se décline sur trois axes majeurs : une semaine professionnelle (rencontres, tables rondes, stands, lectures de portfolios, remises de prix), des soirées de projections (gratuites) dans le superbe site du Campo Santo (les deux s'achevant samedi) et une vingtaine d'expositions (gratuites aussi) bravant une scénographie inexistante et un editing perfectible pour témoigner de l'engagement hardi et sincère de photoreporters souvent chevronnés. Certains s'aventurant là où on les attend (la crise des migrants, «jamais nous n'avions reçu autant de propositions de sujets, depuis la guerre du Kosovo» en 1998-1999, dixit Jean-François Leroy), tandis que d'autres préfèrent suivre des pistes plus singulières, quitte à devoir repenser un mode de fonctionnement déjà malmené par les difficultés économiques aujourd'hui inhérentes à la sphère médiatique.

Derrière le handicap, la grâce

Anastasia Rudenko, «Internats»

Tout festival requérant au moins une découverte, élisons Anastasia Rudenko (1)… qui n'est pas une novice pour autant. Freelance, elle s'est fait la main sur une histoire familiale tourmentée (violences domestiques) avant de signer en 2012 un premier reportage, Paradise, dont Internats, présenté à Perpignan, est le prolongement. Prix Canon de la femme photojournaliste 2015 (au moment où elle s'imaginait déjà raccrocher les boîtiers pour pouponner), la jeune mère sensibilisée par la situation d'un frère souffrant de troubles psychiques choisit de relater le quotidien d'institutions pour handicapés mentaux en Russie - où cette native du Kazakhstan vit depuis l'âge de 12 ans. Sur la quarantaine de demandes formulées, un quart de réponses seulement sont favorables. Ce qui semble peu suffira néanmoins pour exprimer un talent pudique, préférant au sensationnalisme la voie de la tendresse. Travaux agricoles, ateliers artistiques, soirées spectacles rythment les journées où, malgré les difficultés (locaux vétustes, soins sommaires, corruption…), la photographe scrute le meilleur d'êtres humains voués aux oubliettes («Personne ne s'occupe des tombes et personne ne se souvient du nom des morts», lit-on sous une photo de cimetière).

Patients d’une institution pour handicapés mentaux, dans la région de Riazan, en Russie, en 2012. Photo Anastasia Rudenko

Evoquant ses séjours, la visiteuse parle de «joie partagée avec les patients» et c'est bien le sentiment qu'inspirent nombre de clichés lumineux, dont ce portrait, de profil, d'une jeune Anna. Ses cheveux coupés très ras laissent apparaître une longue cicatrice sur le crâne, mais elle arbore aussi une grosse fleur rouge. Anastasia Rudenko la présente comme sa «muse». On n'en saura rien de plus. Et c'est très bien ainsi.

Jeu de miroirs

David Guttenfelder, «Retour au pays»

Difficile d’imaginer contrées plus incompatibles que les Etats-Unis et la Corée du Nord, quelle que soit l’épithète associée à cette réflexion (géographique, culturelle, politique, sociale, idéologique…). Aussi saugrenue que l’idée puisse paraître, l’Américain David Guttenfelder établit pourtant d’inattendues passerelles, argumentées par une connaissance approfondie des secteurs. Originaire de l’Iowa, il réside dans le Minnesota. Mais, correspondant d’Associated Press, il s’est également rendu plus de quarante fois en Corée du Nord, où il a contribué à l’ouverture de la première agence occidentale.

Homme de terrain (Rwanda, Afghanistan…), Guttenfelder a aussi suivi l’évolution technologique en devenant ces dernières années un prosélyte d’Instagram. Souple, rapide, économique, l’application lui permet de partager avec le plus grand nombre une observation subtile et décalée de l’Amérique profonde, comme de ce biotope nord-coréen sur lequel on conjecture souvent faute de pouvoir en acquérir une connaissance intime. Jamais dénonciateur, ni sarcastique, son regard impartial révèle au contraire une vision étrange, comme suspendue, des deux nations.

Des vétérans nord-coréens en juillet 2013. Photo David Guttenfelder. Associated Press

Résultat, une douce schizophrénie mêlant couleur et noir et blanc se dégage de cet exercice où, tel un jeu des sept erreurs inversé, les points de convergence transparaissent plus manifestement que les lignes de fracture. Exaltation carrée, fanée et fantasmée du sentiment patriotique, des grands espaces, ou du kitsch populaire de l’industrie des loisirs, une poupée garde- frontière asiatique fait de l’œil aux fraises bleu-blanc-rouge célébrant l’Independence Day, tout comme les animaux empaillés disposés dans une vitrine de la capitale nord-coréenne, Pyongyang, renvoient aux cornes de cervidé se reflétant dans la devanture d’un magasin du Wisconsin.

D’un vieux modèle de tracteur à la façade en bois d’une exploitation agricole, rien ne trahit ici les 10 000 kilomètres qui séparent le pays le plus riche du monde de la plus opaque des dictatures. Rien, sinon une lecture interprétative  : large bande de bitume rectiligne, l’autoroute nord-coréenne trouble par son absence totale de trafic révélant la supercherie d’un pouvoir égrotant, alors que, vu depuis le Dakota du Sud, un non moins désertique asphalte suggérerait plutôt la perduration du mythe émancipé.

Les ravages d’une coke du pauvre

Valerio Bispuri, «Paco, une histoire de drogue»

Le nom sonne si joliment qu'il pourrait être celui d'un bonbon. Du reste, parmi les histoires épouvantables jalonnant son immersion dans les ténèbres du «paco», Valerio Bispuri raconte celle de ce garçonnet de 8 ou 9 ans qui, un jour, a ouvert la cellophane d'une supposée sucrerie qu'il s'est empressé de gober. Ses cellules nerveuses en ont été irrémédiablement touchées et il vit depuis paralysé, dans la misère absolue, seuls les yeux lui permettant de garder le contact avec le monde extérieur. «Quelle que soit la nature du sujet traité, je me dois de respecter la personne en face de moi et, en l'occurrence, il ne m'a pas paru souhaitable de photographier ce bambin. J'aurais pu, si cela avait contribué à renforcer le récit, une notion par ailleurs toujours subjective, mais j'ai finalement estimé que non et suis resté un long moment à ses côtés sans utiliser mon boîtier.»

L’action, si l’on peut dire, se situe en Argentine, dans les bas-fonds de Buenos Aires. Au début des années 2000, l’Italien Valerio Bispuri s’installe en Amérique latine, où il découvre l’existence d’une drogue aussi méconnue que dévastatrice, le paco, dont les ingrédients glacent le sang : un mélange de résidus de cocaïne auxquels on ajoute ce qui passe sous la main : kérosène, verre pilé, mort aux rats… Le prix d’une dose défie toute concurrence - moins de 50 centimes d’euro. Ses effets aussi, qu’on décrit comme cinquante fois supérieurs à ceux de la coke. Une fulgurance furtive (une vingtaine de secondes) au goût âcre de reviens-y.

Sous le doux soleil catalan, on découvre ainsi une succession de clichés stupéfiants : un gosse assoupi dans un canapé défoncé, à ciel ouvert au beau milieu d’un bidonville désert ; un cheval mort gisant devant une carcasse de voiture et des murs délabrés ; une prostituée toxico, amputée d’un bras par une rivale ; une matière grisâtre et pâteuse touillée dans la marmite d’un dealer-sorcier ; des visages dévastés, défigurés… Et des enfants, beaucoup, partout, témoins passifs en haillons ou, pire, acteurs d’un fléau peut-être d’autant plus difficile à endiguer qu’il n’agite guère les esprits.

«Le paco est au cœur d'un trafic circonscrit à l'Amérique latine», observe Valerio Bispuri, qui a étendu son enquête à la Colombie, au Paraguay ou au Pérou. «Cette«junk drug»est encore meilleur marché que le crack, donc elle ne représente pas un enjeu économique suffisant pour justifier son exportation. Même si, depuis quelque temps, elle atteint des classes moins défavorisées.» Photographe indépendant, le quadragénaire a fréquenté pendant treize années ce pandémonium. «Signer une image esthétiquement réussie est aujourd'hui à la portée du premier venu. Alors, à mes yeux, la différence se fait sur le contenu, et un récit bien construit ne s'improvise pas en quelques jours, ni même semaines. Pour aller en profondeur, il faut s'investir, gagner la confiance de ses interlocuteurs, se mettre dans leur peau, vivre l'expérience physiquement. Je dis souvent aux étudiants avec qui je fais des workshops que le regard passe d'abord par l'écoute.»

«La patience est indispensable. Photographier un lieu qu'on découvre ne pourra produire à mon sens qu'un résultat superficiel. On doit l'apprivoiser, le connaître jusqu'à pouvoir s'y ennuyer», précise le collaborateur de la Repubblica, d'El País ou de Stern, qui a senti qu'il tenait son sujet le jour où, après deux ans d'échanges, on a enfin consenti à le conduire, les yeux bandés, au fin fond d'une favela, dans le soubassement anthracite d'une maison transformée en labo destiné à la confection artisanale du poison.

Admirateur de James Nachtwey («le plus grand photographe de ces trente dernières années») et de Josef Koudelka («une sensibilité incroyable»), Valerio Bispuri a percé en 2011 avec Encerrados, une plongée étalée sur dix ans dans l'univers carcéral de l'Amérique du Sud, qui avait déjà fait l'objet d'une exposition à Visa. Depuis, il a récidivé dans les prisons d'Italie et s'intéresse désormais à ces dizaines de milliers de femmes portées disparues en Amérique latine (prostitution clandestine, trafic d'organes…).

Insistant sur la «dimension illusoire» d'une bonne photo prise à la va-vite, il se félicite de réussir à vivre de son travail grâce à l'enseignement et à diverses parutions, sans devoir galoper après d'éventuelles commandes. Jeune père, il réside maintenant à Rome et s'efforce de ne jamais s'absenter plus de trente jours d'affilée.