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Attraction

Gilles Aillaud, scènes de ménageries

A travers peintures et collages, deux expositions parisiennes célèbrent la vision de l’artiste mort en 2005.
«Intérieur et hippopotame», 1970, de Gilles Aillaud. (Photo F. Gousset. ADAGP)
publié le 20 novembre 2016 à 17h26

Serrés les uns au-dessus des autres, n'importe comment pourvu que ça rentre - et pour la plus grande, le diptyque Plages et mouettes, ça se joue au centimètre près -, les toiles et les collages de Gilles Aillaud sont montrés au minuscule Studiolo de la Galerie de France comme des pièces dont on ne sait plus quoi faire. Un reste de stock à liquider. Sauf qu'au contraire, ni là ni à la galerie Loevenbruck qui présente simultanément neuf tableaux datés de 1966 à 1976, la plupart des œuvres ne sont à vendre.

Mort en 2005, à l'âge de 73 ans, Gilles Aillaud a laissé une œuvre assez rare (350 tableaux en cinquante ans de carrière), dont les heureux propriétaires rechignent à se séparer. A l'image de cette toile prêtée par la famille et qui a hâte de la récupérer : un paysage riquiqui esquissant un vol d'oiseaux noirs réduits à des pointillés sur un horizon marin bleu pervenche - «une peinture de grand-mère», ainsi que la qualifie en plaisantant à peine Catherine Thieck, la galeriste historique de l'artiste.

Cages

Même les collages de papiers argentés découpés en formes ailées tiennent à peu de chose. Rien de frondeur ou d’avant-gardiste, toute la grâce de ces ultimes travaux consistant en de timides brillances et des formes papillonnantes. D’où vient alors cette fatale attraction qu’exercent les toiles de Gilles Aillaud pour que ceux qui les montrent soient ainsi sûrs (et nous avec) que ses étendues sableuses, brossées sans insistance et comme négligemment, de manière à confondre l’eau, le ciel et la terre dans des teintes orangées, pulpeuses, sont des chefs-d’œuvre ?

Dans les années 60, Aillaud, philosophe de formation, est un peintre engagé, et l’un des principaux agitateurs de l’Atelier des Beaux-Arts de Paris qui met sous presse les affiches de propagande de mai 68. Un an plus tard, il est, avec Eduardo Arroyo, à l’initiative de la «Salle rouge pour le Vietnam», présentée au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Mais sa peinture, elle, prend la tangente par rapport à une iconographie trop explicitement politique, en s’attachant à un sujet obsessivement travaillé, celui de l’animal confiné dans les espaces clos et artificiels des zoos. Lequel pouvait valoir comme métaphore de la vie dans les grands ensembles - son père, Emile Aillaud, étant par ailleurs l’architecte de la Grande Borne à Grigny (Essonne) - et qui est désormais vu par une nouvelle génération de curateurs à l’aune des questions sur la condition animale et de l’anthropocène.

Les animaux, chez Aillaud, hésitent à prendre toute la lumière. Dans l'espace borné du tableau, aussi bien que dans celui de leurs cages, ils semblent se terrer, se dissimuler, voire se carapater. La mangouste, minuscule, traverse l'espace en un éclair, fuyant la lumière qui électrise le sol rouge de son enclos. Le Crocodile dans l'eau (1969) file vers le bas de sa toile, désertant le reste, ce bassin à l'artificialité aussi pimpante que désolante, étrangement vide. L'hippopotame rondouillard, massé contre le mur gris du fond, met entre lui et le spectateur les croisillons de la barrière grillagée posée au premier plan.

Pelage

La grille (motif pictural de prédilection de l'abstraction moderniste) fait parfois totalement écran aux bêtes en même temps qu'au réalisme de la scène dépeinte. Aillaud se tient ainsi dans une position singulière par rapport à son sujet (le portraiturant sans chercher à avoir la moindre emprise sur lui) aussi bien que par rapport à l'histoire de la peinture : il oscille entre un trait précisément figuratif (celui de la nouvelle figuration des années 70) et un coup de pinceau, non pas abstrait mais conscient seulement de lui-même et de la matière et des couleurs qu'il étale. L'Orang-Outan qui écrase son beau pelage roux contre la vitre de sa cage devient ainsi une sombre boule informe et pataude, semblant pousser d'une main grise les limites du cadre du tableau et celles de la représentation picturale.