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Libération

Stanley Greene Plaies éternelles

Le célèbre photoreporter de guerre noir américain est mort vendredi à Paris. Il laisse derrière lui un travail exceptionnel, témoignage brûlant et douloureux des conflits tchétchènes, irakiens ou rwandais.
publié le 19 mai 2017 à 19h26

Apart. Tous ceux qui ont croisé Stanley Greene, sur le terrain ou à la terrasse d’un troquet de Perpignan, vous diront à quel point il s’agissait d’un personnage à part dans le monde du photojournalisme. Une star à coup sûr. Un charisme incroyable. Des photos qui l’étaient tout autant, avec une épaisseur dense et un noir et blanc puissant. Comment oublier le corps affaissé de cette femme dans la neige, sommairement exécutée, pendant la guerre en Tchétchénie ? Ou cette vue de Grozny avec, au premier plan, un fil de téléphone transformé en potence pour rebelles par les soldats russes ?

Stanley Greene était une grande gueule de la photographie, avec son air de pirate, béret sur le crâne ou fichu sur la tête, aux mains chargées de bagues à tête de mort. Le photographe noir américain ne passait pas inaperçu. Il laisse le souvenir d’un solide corps de géant baroudeur, un peu las, au regard doux et triste. Il est mort à Paris vendredi. On le savait malade d’une hépatite C depuis plusieurs années. Sans ressources surtout. Ses camarades mobilisaient parfois les donneurs pour subvenir à ses soins. Jean-François Leroy, notamment, le directeur du festival Visa pour l’image, l’a accompagné jusqu’au bout. Le dénuement complétait sa figure légendaire. Ce n’est pas seulement un reporter qui s’en va, mais le membre sensible d’une génération qui a vécu la guerre de l’intérieur, qui a regardé l’abjection en face et l’a branchée à son âme pour la traîner en fardeau.

Black Panthers

Stanley Greene avait débuté avec des sujets légers. Né en 1949 à New York, l’enfant de Brooklyn tient son premier appareil photo à 11 ans. Ses parents (père acteur et mère chanteuse) sont engagés syndicalement dans la défense des Afro-Américains et militants communistes. Il s’inscrira dans leurs pas en devenant membre des Black Panthers et activiste anti-Vietnam. Il quittera plus tard l’Amérique, qu’il considère comme profondément raciste et cynique.

Images inoubliables

C’est la peinture qui le conduit à la photographie, sensibilité que l’on retrouve dans ses clichés. Il la pratique avant de peindre ses sujets. Au début de sa carrière, il écume les concerts rock, documente la scène punk de San Francisco et suit les défilés de mode à Paris. Envoyé à Berlin pour couvrir la chute du Mur, il se tourne alors vers une photographie engagée. Prise de conscience : il y a un avant et un après Berlin. En 1993, seul photographe occidental sur place, Stanley Greene échappe de peu à la mort dans une tentative de coup d’Etat contre Boris Eltsine à Moscou. A cette époque, la déréliction de l’empire communiste le happe. Et la cause tchétchène devient la sienne.

Dans les années 90, parfois sans contrepartie financière, il documente la première et la seconde guerre en Tchétchénie. Ce conflit devient une plaie personnelle. A Perpignan, en 2001, ses photographies sur la Russie font sensation, dévoilant la politique de violence de Poutine et l'enfer qui déteint sur toute l'ex-URSS, livrée à l'abandon et aux mafias. Dans Plaie à vif, Tchétchénie 1994-2003, son ouvrage paru aux éditions Trolley, il écrit : « Mes photographies de ce conflit ne reposent pas sur la technique ou sur "l'art". Elles sont le fruit de mon instinct, de ma volonté de révéler les vérités cachées. Cette collection d'images n'est qu'un infime témoignage de l'immensité de la douleur provoquée par ce conflit et des vaines rivières de sang tchétchène et russe. Ma colère est totale.» De cette lente agonie, ce génocide, il laisse des images inoubliables, fantomatiques, hantées. Ce travail obtiendra le prix W. Eugene Smith en 2004. Récompense hautement symbolique, compte tenu des liens qui unissaient les deux hommes. Eugene Smith, figure du photographe engagé et tourmenté, l'avait poussé à étudier la photographie dans les années 70.

Membre de l’agence VU de 1991 à 2007, Stanley Greene était un des fondateurs de Noor, attaché à une photographie plus proche de l’essai que du scoop. Indéfectible anglophone à Paris, figure sensuelle et blessée, il collectionnait les femmes, qu’il quittait pour retrouver les sentiers des conflits, accro à l’adrénaline qui fait toujours partir les photographes.

Clément Saccomani Directeur de l’agence Noor «une rock star»

«Stanley Greene était un romantique, plein de mort et de lumière, une rock star et le dernier des combattants. C’était un homme en colère contre l’injustice. Il avait choisi la photographie comme forme de résistance. Photographe de guerre qui détestait la guerre, Stanley Greene avait commencé par la mode pour couvrir ensuite la Tchétchénie, l’Ukraine, le Rwanda, la Syrie, l’Irak, l’Afghanistan et le Soudan. Il est parti en paix.»

Bruno Stevens photographe (Cosmos) «Il était un chaman»

«C'est un géant car, lui est resté dans l'émotion. Il a refusé de transformer tout ça en métier. La photographie était pour Stanley Greene une vie absolue, une religion, un flux émotionnel. Je dirais même qu'il était un chaman au sens noble du terme. Un jour, Stanley m'a fait une de mes plus belles dédicaces sur un livre : «Sur le champ de bataille, je te ferai toujours confiance pour assurer mes arrières et je serai toujours là pour te couvrir

Christian Caujolle fondateur de l’Agence VU  «Une sincérité absolue»

«J’ai découvert Stanley par son travail sur les cafés parisiens. Quand il est arrivé en France, il était fasciné par Brassaï et Doisneau. Et puis, avec le mur de Berlin, il y a eu comme une bascule. Il s’est senti investi d’une mission. Il retrouvait là ses racines de militant des droits civiques. En regardant ses planches-contacts, je me demandais comment il avait fait pour se sortir vivant de certaines situations. Il était d’une sincérité absolue, à la limite du déraisonnable.»

Dimitri Beck  de «Polka magazine» «Sans compromission»

«Il avait l'engagement dans la peau. Il le tient de son père, artiste blacklisté à New York qui lui a transmis ces valeurs, et l'art était un vecteur de cet engagement. Il a marqué toute une génération. C'est un homme qui vous prend aux tripes. Sans compromission et d'une sensibilité extrême, il ne lâchait jamais. Malgré sa maladie, il était encore il y a quelques semaines en Russie sur un grand projet intitulé Sur les routes de la révolution

Recueilli par Lionel Charrier