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Avec Aware, les grandes redécouvertes

Travail d’archive minutieux, organisation d’événements, édition d’un magazine… La structure fondée en 2014 s’est lancée dans une recension méthodique des vies et œuvres des femmes artistes. Une initiative qui s’inscrit dans une dynamique portée par un marché de l’art toujours en quête de révélations.
«Boîte», 1975, de Hessie. (Photo Courtesy Galerie Arnaud Lefebvre)
publié le 10 août 2017 à 17h36

Connaissez-vous Ottilie MacLaren ? Pour étudier cette sculptrice écossaise du début du XXe siècle, la jeune chercheuse Eva Belgherbi a dû s'installer à Edimbourg pour fouiller le fonds de correspondance de son mari, le compositeur William Wallace. A Paris, où elle fut élève de Rodin, pas de traces. A peine quelques images de ses sculptures apparaissent-elles dans des photographies conservées au musée Rodin, et ses œuvres sont quasiment toutes aujourd'hui entre des mains privées. Le cas est typique de la recherche sur les femmes artistes. Un travail d'archéologue qui demande, pour reconstituer un corpus, d'emprunter des voies détournées, via notamment les maris ou les maîtres, et d'aller explorer des sources secondaires.

Lacunes

Parmi de nombreux jeunes chercheurs, Eva Belgherbi collabore à l'association Aware (Archives of Women Artists, Research and Exhibitions). Son but : replacer les artistes femmes du XXe siècle dans l'histoire de l'art et combler les lacunes béantes d'un récit écrit en majeure partie par des hommes, sur des hommes. «Notre but, précise sa fondatrice et directrice Camille Morineau, est de faire émerger des milliers de biographies illustrées d'artistes. C'est un travail très long de construction d'une archive destinée à alimenter la recherche.» Aware a été créée par Camille Morineau suite à l'accrochage qu'elle organisa en 2009-2010, alors qu'elle était conservatrice au musée national d'Art moderne, de 350 œuvres réalisées par des femmes, issues de ses collections. La manifestation, baptisée elles@centrepompidou, fit sensation, mais son souhait de fonder un centre de recherches sur les femmes artistes au sein du centre Pompidou resta lettre morte et signa son départ de l'institution.

Visant à l’exhaustivité, et grâce à des bénévoles, Aware compile sur son site internet des biographies d’artistes, numérise des images, organise des symposiums et des colloques, édite un magazine en ligne et propose des visites de musées sur la piste des femmes artistes. Une démarche systématique d’histoire par l’archive qui reçoit le soutien de mécènes de prestige comme Chanel ou la boîte de conseil Theano Advisors, spécialisée dans l’innovation.

Aware émerge aujourd'hui en France comme la tête de proue d'un mouvement de fond sensible depuis une dizaine d'années dans la recherche universitaire. A la suite d'ouvrages fondateurs comme Femmes artistes, artistes femmes, publié en 2007 par Catherine Gonnard et Elisabeth Lebovici chez Hazan, les chercheurs, pour la plupart femmes et féministes, font émerger un à un des noms, en développant généralement une réflexion sur le genre et son influence. Ainsi, Charlotte Foucher Zarmanian, qui a travaillé sur les femmes dans les mouvements symbolistes ou critiques d'art, déplore que l'on voit encore «des étudiants soutenir des thèses sur des femmes artistes en omettant la question de la féminité ou du genre, qui sont clairement niées». Elle plaide pour une histoire de l'art mixte, qui permettrait à l'avenir, dit-elle, de «parler des femmes sans avoir besoin de le dire dans le titre».

Dans cette dynamique de recentrage du regard, les musées ont un grand rôle à jouer. A Orsay par exemple, plusieurs expositions initiées par l'ancien président Guy Cogeval ont mis en lumière des femmes artistes, telle celle consacrée à la sculptrice troubadour Félicie de Fauveau en 2013, ou Qui a peur des femmes photographes ? en 2015, qui a occasionné de nombreuses acquisitions. Un effort que souhaite poursuivre la nouvelle présidente, Laurence Des Cars, à travers notamment des expositions sur des inconnues du grand public. De jeunes conservateurs alimentent cette dynamique de leur propre initiative. Ainsi Paul Perrin, chargé des peintures au musée d'Orsay, constate : «Je me suis rendu compte de la rareté des femmes artistes dans nos salles, rareté à laquelle j'ai essayé de remédier en faisant remonter quelques œuvres des réserves. La présentation reste insatisfaisante, plusieurs femmes peintres bien connues au XIXe siècle ne sont pas encore représentées dans les salles (Virginie Demont-Breton, Henriette Brown, Louise Abbéma…), souvent parce que nos collections, qui ne sont pas riches en ce domaine, ne le permettent pas.»

Céramiste

A ces initiatives des musées, il faut ajouter celles du marché de l'art, qui participe et profite de ces redécouvertes. Ainsi a-t-on pu constater à la Fiac l'an passé la présence de nombreuses femmes dont le travail, débuté dans les années 60, est resté jusque-là méconnu. Parmi elles, la céramiste Simone Fattal, représentée par la galerie Balice Hertling, ou Hessie, chez Arnaud Lefebvre. Les galeries les plus prestigieuses viennent frapper aux portes d'artistes du troisième âge. Comme par exemple l'Américaine Ida Applebroog, 87 ans, qui après avoir travaillé pendant des décennies dans sa salle de bain, est aujourd'hui représentée par une galerie à stature internationale, Hauser & Wirth, qui lui fournit studio et assistants, et publie son travail. Une manne pour les marchands qui valorisent des lots entiers d'œuvres, mais aussi pour les artistes concernées. Lesquelles, quand elles travaillent encore, se voient donc en outre mettre à disposition des moyens supplémentaires. Pour certains détracteurs, la vogue des femmes artistes serait un alibi marchand et correspondrait à une certaine mode féministe, politiquement correcte et soutenue par un marketing cynique. Selon Camille Morineau, la prise de conscience est réelle et la tendance s'installe : «L'important est de faire ressurgir ces histoires, affirme-t-elle. S'il y a des tee-shirts "Feminist", tant mieux. Mais il y a aussi des gens comme nous qui travaillons à reconstituer une archive, et à rétablir la vérité historique.»