Il faut attendre le milieu de l’exposition londonienne consacrée à Ilya et Emilia Kabakov à la Tate Modern pour se retrouver plongé dans l’atmosphère poisseuse et anxiogène dont le couple d’artistes russes nimbent ses installations et les souvenirs de sa vie, à Moscou, sous le régime communiste.
Mais sitôt qu’on sort de ce long labyrinthe ténébreux au sol crasseux et aux murs gris placardés d’extraits de l’album-photo et du journal de la mère d’Ilya, on ne sait plus trop si on s’est avancé vers la fin du show ou bien si l’on est revenu au début. L’espace semble s’être replié sur lui-même, comme le temps. Intitulée «Not Everyone Will Be Taken Into the Future», d’après une autre installation où des toiles éparpillées en vrac symbolisent l’art officiel qui a raté le train (figuré par l’arrière d’un wagon fiché dans le mur), toute l’expo se place dans un cul-de-sac. Et cherche comment s’en échapper et que faire de ce qui reste des promesses d’avenir pompeusement portées à l’époque par la propagande soviétique.
Ilya Kabakov, né en 1933, ne quitta le pays qu’en 1987 pour rejoindre Emilia, son ex-étudiante, aux Etats-Unis. Ce n’est donc qu’au seuil des années 90 qu’apparaissent dans son travail ces fameuses installations claustrophobes et rêveuses en même temps.
Auparavant, il se consacra à son boulot d'illustrateur de livres pour enfants. Or, ses Albums - et notamment l'importante série des Dix Personnages, montrés à la Tate - déroulent des sortes de fables modernes où le réalisme le dispute au merveilleux, l'ironie à la mélancolie, la mise en scène de soi à l'observation du paysage et des mœurs de l'URSS de Brejnev.
C’est en grande partie ces dessins qui fourniront ensuite à Kabakov la pelote narrative de ses œuvres plus conséquentes, installations donc, mais aussi peintures. Où se jouent quelque chose de l’échappée belle par la fiction et par le jeu de rôles. L’artiste s’imagine des identités variées et des œuvres multiples. Dans telle série (exposée aussi à la galerie Ropac à Paris), il est le jeune Spivak, qui entame sa carrière à la chute du régime, peint à la manière du Caravage, de Monet ou de De La Tour. Une tentative de remonter le fil de l’histoire de la peinture, parasitée par des bribes d’images de propagande.
L’art des Kabakov peut sembler parfois manier trop lourdement des symboles trop littéraux.
Chez Ropac, à Paris, c’est un lustre tombé à terre, au milieu de photographies d’un palais, qui figure la grandeur déchue d’un passé fastueux. Ou bien une nuée de mouches suspendues au milieu d’un cabinet de toilettes qui incarnent ainsi le modeste espoir de s’envoler vers ailleurs. Mais, à chaque fois, l’entrecroisement des récits et des médiums enrichit la donne.
Pour l'installation à la mouche (Concert for a Fly, 1993), c'est la musique, faible plainte, mélange de battements d'ailes de l'insecte et de violons, qui vient sortir l'œuvre de l'évidence et du réalisme.