A l'heure de #MeToo, Judy Chicago n'aurait peut-être pas eu cette discrétion qui lui fait passer sous silence le nom de ce critique d'art «si connu» qui, tandis qu'elle lui rendait visite à New-York et l'imaginait écrire «un article sur mon travail, me présenter à des artistes à New York, m'emmener dans des galeries et des musées», «a commencé à essayer de me peloter et me pousser sur le canapé». Mais l'autobiographie de l'artiste américaine - parue en 1975, rééditée en 1993, et traduite pour la première fois en français à l'occasion de l'exposition que lui consacre la Villa Arson, à Nice - ne met pourtant pas grand-chose sous le tapis.
Conçu selon les conseils d'Anaïs Nin, amie de Chicago, diariste chevronnée et préfacière de l'ouvrage, Through the Flower - Mon combat d'artiste femme tient toutes les promesses que l'auteure s'était alors fixées. A commencer par celle-ci : «Lorsque j'ai écrit cette autobiographie, je l'ai pensée comme un genre de guide d'introduction pour les jeunes femmes artistes, susceptible de les aider dans leur développement. En retraçant mon propre combat, j'espérais leur épargner le sacerdoce inexorable de "réinventer l'eau chaude", car mes études sur l'histoire des femmes m'ont appris que c'est ce que font les femmes, encore et encore, en particulier car nous n'avons pas accès aux expériences et aux avancées de nos prédécesseurs.»
Nouveau nom. A ce combat, l'artiste, née Judy Cohen, puis épouse Gerowitz en 1939, a donné une image crânement emblématique quand, en 1970, elle se payait une page dans Artforum, la bible de l'art contemporain, posant sur un ring de boxe et arborant sur son sweat-shirt blanc les lettres de son nouveau nom, Chicago, ainsi substitué aux patronymes, prête à en découdre avec «le patriarcat» et «se dépouillant de tous les noms qui lui ont été imposés par la domination sociale masculine», précisera-t-elle plus tard. Une attitude que Géraldine Gourbe, curatrice de l'exposition, compare dans son introduction à «celle des membres du Black Panther Party qui, au même moment, portent fièrement les attributs de la lutte armée et bannissent le sourire serviable de l'esclave». En effet, Judy Chicago a tôt versé dans l'engagement politique via son père communiste, syndicaliste qui - ainsi qu'elle le raconte dans le premier chapitre, consacré à son enfance - la sensibilise à la lutte contre la ségrégation raciale, contre la pauvreté et en faveur de l'accès à l'éducation des plus démunis. «Elle s'est donc formée au combat social, et non pas seulement au féminisme», insiste Géraldine Gourbe.
Il n'est pas fréquent qu'un artiste se livre à nu, remontant le fil de sa vie personnelle, de son éducation, de ses joies et déboires conjugaux ainsi que de la manière dont tout se mêle au travail plastique. Le credo de l'autonomie de l'œuvre qui s'affirme dans les années 60 et 70 incite plutôt à laisser de côté, enfouie quelque part, loin des salles d'expos, cette charge biographique et ces états d'âme. Judy Chicago reconnaît elle-même à plusieurs endroits du livre combien il lui a été ardu de s'en saisir et d'en assumer le rôle. «J'étais prise en tenaille, analyse-t-elle en évoquant ces années de formation et ses débuts professionnels au seuil des années 60. Pour être moi-même, je devais exprimer ce qui me tenait le plus à cœur, et cela incluait les luttes que je devais livrer en tant que femme, sur le plan professionnel autant que personnel. En même temps, si je voulais être prise au sérieux en tant qu'artiste, je devais éliminer de mon travail tout ce qui pouvait dénoter qu'il avait été fait par une femme.»
«Dissolution». Elle opte ainsi pour l'atelier carrosserie, où elle est la seule femme parmi 250 inscrits, pour apprendre à peindre à la bombe. Elle se moule dans l'air du temps d'une esthétique californienne qualifiée de finish fetish,où les sculptures arborent des surfaces étincelantes mais opaques et des formes sobres, bien raides. Ça marche (en 1966, elle est à l'affiche de l'expo manifeste du minimalisme «Primary Structures»), mais on le lui fait payer : «Si je montrais mon travail et pas Lloyd [son mari à l'époque, ndlr], j'étais rendue responsable du fait qu'il n'exposait pas et accusée de lui "couper les couilles".» Surtout, elle ne s'y reconnaît pas complètement et peu à peu, par un travail de peinture (une abstraction sexuée), de sculpture (la série des «Domes», petits volumes diaphane tout en courbes) et d'intervention dans l'espace (Atmosphères, vaporisation aérienne de bouffées de couleur pourpre), l'œuvre intègre «une sensation de dissolution, telle qu'éprouvée dans l'orgasme», écrit Chicago. Ensuite, avec Womanhouse (1971-1972) puis le Woman's Building (1973-1991), l'artiste donne une dimension collective et historique à cette entreprise d'émancipation d'une tradition patriarcale de l'art. Laquelle entreprise pourrait bien être portée à l'écran : Amazon, nous apprend Géraldine Gourbe, a acquis les droits de l'autobiographie avec le projet d'en faire une série.