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Interview

Art africain spolié : «Il ne s’agit pas de vider les musées français»

Voyage en terres d'ethnologie avec le Quai Branlydossier
Les deux auteurs du rapport, Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, expliquent leur démarche d’historiens et leur travail scientifique sur les œuvres. Ou comment ils sont partis des objets et de leur histoire pour poser la question de la captation patrimoniale.
Statue royale anthropo-zoomorphe. Bois polychrome et métal. Prise de guerre du colonel Alfred Dodds à Abomey (Bénin) en 1892, lors de la conquête de Dahomey. (Photo Patrick Gries. Musée du Quai-Branly)
publié le 20 novembre 2018 à 21h06
(mis à jour le 31 janvier 2019 à 12h17)

Dans leur rapport sur la «restitution du patrimoine culturel africain, vers une nouvelle éthique relationnelle», rendu ce vendredi, les deux auteurs préconisent d'ouvrir plus largement la voie aux restitutions d'œuvres d'art africaines. L'historienne Bénédicte Savoy se partage entre le Collège de France à Paris, où elle occupe la chaire internationale «Histoire culturelle du patrimoine artistique en Europe (XVIII-XXe siècles)», et Berlin, où elle enseigne l'histoire de l'art à l'Université technique. Felwine Sarr est économiste et enseigne à l'université de Saint-Louis au Sénégal, mais il est aussi éditeur, musicien et écrivain. Il est notamment l'auteur d'un essai remarqué : Afrotopia (Philippe Rey, 2016). Ils racontent à Libération comment, sans préjugé, ils sont partis de l'histoire des objets conservés en France pour faire le récit d'une captation patrimoniale.

Pourquoi consacrer un rapport sur la restitution des seules œuvres africaines ?

La plupart des spécialistes considèrent que 85 ou 90 % du patrimoine artistique africain se trouve hors du continent. C’est une anomalie à l’échelle du monde. Aucun autre continent ne connaît cette situation. Il y a des œuvres à voir partout en Australie, en Amérique latine, en Egypte, en Grèce… En Afrique, on ne peut presque rien voir. Cette exception justifie un rééquilibrage de la géographie africaine dans le monde. Il ne s’agit pas de punir les uns et de tout rendre aux autres. Mais la jeunesse africaine a droit à son patrimoine. Les Africains n’ont même pas accès à la créativité de leurs ancêtres. La reconnexion à cette histoire culturelle est aussi un élan vers l’avenir. Le patrimoine africain a nourri toute une avant-garde artistique européenne - Picasso, mais aussi les surréalistes, sans parler de tous les jeunes artistes ou designers européens qui, aujourd’hui, peuvent se nourrir au musée des œuvres d’ici et d’ailleurs.

Ce rapport pourrait donner des idées aux Etats africains et susciter de nouvelles demandes de restitution…

La question des restitutions est une histoire ancienne, qui démarre dès les indépendances. Les demandes africaines sont alors multiples. Ce qui est curieux d’ailleurs, c’est que dans les années 80 les sociétés européennes étaient dans le même état d’esprit qu’aujourd’hui : nous étions très près d’une restitution des œuvres, grâce à la ténacité des nouveaux pays indépendants et à l’Unesco. Ce moment a pourtant été complètement oublié, et on «redécouvre» cette question aujourd’hui. Le rapport ne va donc pas «donner des idées» à des pays africains, elles circulent depuis très longtemps. Mais les différentes demandes faites par le passé n’ont pas été écoutées. Cela a découragé d’autres pays à se lancer dans des procédures.

Que signifie pour un pays d’avoir été privé de sa mémoire pendant cent cinquante ans ?

Nous posons la question de la captation patrimoniale comme arme de guerre ou arme de déshumanisation. Dans certains pays, la mémoire des pertes est encore vive car elle est liée à la fin d’un empire, ou à des actions militaires violentes. On devrait préciser ce mode d’acquisition au sein même des musées, sur les cartels par exemple. Il y a une amnésie sur ces questions. De pays en pays, la mémoire de la perte est très variable. Que signifie le retour d’objets qu’on n’a jamais vus ? Une réappropriation symbolique est cruciale.

Nous avons aussi réfléchi à la question de la compensabilité de la perte. Toujours en partant des objets. Certains d’entre eux sont en effet plus que des objets, ce sont des sujets agissants, détenteurs d’énergies, de croyances… Cette valeur sacrée est souvent définitivement perdue, irrécupérable. C’est une perte incompensable, incommensurable. Nous pensons donc à la réparation symbolique, pas forcément quantifiable en termes financiers, mais qui permette d’instaurer de nouvelles relations entre Afrique et Europe, plus équitables, plus respectueuses.

Craignez-vous les polémiques ?

Bien sûr, nous sommes conscients que les débats risquent d’être âpres, qu’il y aura peut-être des durcissements au moment des restitutions. Mais nous avons pu mener à bien notre mission dans la sérénité et le dialogue. Nous avons été soucieux de faire ce travail de façon très méticuleuse, aucunement de façon polémique. Nous n’avions pas de préjugés. En partant des objets et de leur histoire, nous avons mis le doigt, dans le contexte colonial, sur un système d’exploitation culturelle qui s’ajoutait au système d’exploitation des ressources naturelles. C’est un travail scientifique, nous avons fait œuvre d’historiens. Nous ne nous positionnons pas de façon morale mais historique sur le parcours des objets. Et sur l’histoire de la violence symbolique et réelle de cette captation patrimoniale.

Ne faut-il pas travailler à ce qu’il reste aussi une trace de ces pillages en France ?

Il ne s’agit pas de vider les musées français, donc il restera toujours de nombreuses œuvres pour témoigner ici de cette histoire de captation patrimoniale. Mais il faut aussi un réel travail sur les départs et les retours. Il faut que l’histoire de la constitution de ces collections apparaisse dans les musées en même temps que les œuvres. Les musées de Nantes ou d’Angoulême ont déjà commencé un grand travail sur ce sujet.