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Libération
Critique

Art contemporain, les joies de l’accrochage à plusieurs

L’ouvrage dirigé par Michel Gauthier et Marjolaine Lévy recense en images deux décennies d’expositions d’artistes en France et pointe une évolution dans les œuvres comme dans les pratiques.
«La Findumonde», 2008, de Pierre Ardouvin. (Photo P. Ardouvin. Courtesy Galerie Chez Valentin. ADAGP)
publié le 10 décembre 2018 à 17h36

Plutôt qu'une somme critique qui chapitrerait de grosses thématiques et emballerait la production de 20 Ans d'art contemporain en France sous des nœuds théoriques bien serrés, cet ouvrage conçu par Michel Gauthier, conservateur au centre Pompidou, et l'historienne de l'art Marjolaine Lévy, fait le choix d'être avant tout un livre de petites images brièvement commentées et classées par année. La première est une vue de l'exposition collective «Bruits secrets» au CCC de Tours en 1999 et la dernière documente «le vingtième Prix de la Fondation d'entreprise Ricard» qui s'est tenu cet automne. Entre les deux, pas grand monde ne manque à l'appel. Des centaines d'artistes, de curateurs, de critiques et de lieux sont mentionnés. Un chiffre colossal qui dit comment la scène française - et la Fondation Ricard, dont le 20e anniversaire est l'occasion de cette publication coéditée par le mécène - est recensée sans que le rôle de leader incombe à personne. En vingt ans, ce ne sont pas une, mais «plusieurs générations, plusieurs vagues d'artistes» qui ont eu le temps d'apparaître et de persister.

Ecosystème. Cela dit, on peut bien lire l'ouvrage en privilégiant les noms les plus fameux, aînés tutélaires de cette période puisque les installations et vidéos des Pierre Huyghe, Dominique Gonzalez-Foerster, Philippe Parreno y figurent de bout en bout. Puis on peut bien cocher ceux qu'on a trop vite vus passer et à tort oubliés (Pierre Malphettes, Kristina Solomoukha) ou qu'on n'a pas encore eu le temps d'identifier (Béatrice Balcou). Mais, plus que le corpus, ce qu'on retient est bien le parti pris éditorial, la méthode suivie qui se révèle riche d'enseignements. C'est l'une des marques de fabrique de cette histoire que de réduire le volume des textes, d'une part, et d'autre part de s'appuyer sur des images. Selon Michel Gauthier, il s'agissait d'offrir l'opportunité de «voir, regarder, voir et regarder encore. Il convient que les mots ne viennent pas tout de suite imposer leur ordre à ce qui a été conçu pour d'abord être vu». Et ce qu'on voit massivement, ce sont beaucoup d'images d'expos et peu d'images d'œuvres reproduites en majesté, dans un isolement qui les tiendrait à part de leurs voisines, les feraient descendre des murs, les couperaient des espaces où elles sont apparues initialement. Comme l'analyse un autre ouvrage récemment paru, Photogénie de l'exposition sous la direction de Rémi Parcollet (1), les œuvres participent en effet d'un écosystème hors desquelles elles ne sont plus tout à fait elles-mêmes. Un écosystème éphémère qui tient à l'architecture, à l'accrochage, à l'éclairage qu'ignore le marché de l'art en vendant les shows (une œuvre après l'autre) à la découpe. Or, c'est précisément l'une des tendances de fond de ces vingt dernières années de créations artistiques : «Durant la période considérée, constate Michel Gauthier, s'est confirmé et amplifié le phénomène qui a vu l'exposition devenir le médium premier d'un nombre grandissant d'artistes. Le "post-medium age" est en réalité celui de l'exposition comme médium.»

Nouvelle vie. En somme, contrairement à ce qui se dit parfois, aucune pratique (peinture, sculpture…) n'a perdu du terrain sur une autre (l'installation) : toutes en revanche sortent de l'atelier en envisageant leur destination (l'exposition) comme une nouvelle vie, voire comme la seule qui vaille la peine d'être vécue. Ce qui a entraîné une modification des rôles de chacun des acteurs de l'art : les critiques ont cédé le pas aux commissaires qui ordonnancent les œuvres entre elles dans des expos «dites d'auteur» comme il y a des films d'auteur. Ce fut le statut que revendiqua Eric Troncy dans sa triplette de shows organisés au seuil des années 2000. Mais l'exposition devient aussi le lieu privilégié où «semble maintenant s'écrire une certaine histoire de l'art soucieuse de se libérer d'une certaine tradition», suggère Michel Gauthier en citant l'exemple d'«Erudition concrète», un cycle curaté au Plateau par Guillaume Désanges en 2009-2010. L'expo devenait alors un champ de recherches (de formes, d'artistes) visant à sortir des sentiers battus et du corpus habituel.

Et l'artiste ? Lui aussi change d'habits, revêtant notamment, au cours de ces deux dernières décennies, le rôle d'iconographe: «Appropriations, citations, collections, expositions d'archives, beaucoup d'œuvres révèlent aujourd'hui un·e artiste dont le matériau premier est constitué d'images déjà produites, d'images en circulation.» Ces pratiques, qui avancent dans le sillage d'Aby Warburg et de son Atlas mnémosyne, aboutissent en ce moment à réduire «la frontière entre création artistique et collecte de connaissances». Espèce d'atlas constellé d'images d'expos disparues, 20 Ans d'art en France se fait ainsi, dans sa forme, l'écho à ce changement de paradigme, encore en cours.

(1) Manuella Editions, 144 pp., 15 €.