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Exposition

Freud, colosse scopique

Pour la première fois en France, une exposition illustre la pensée du célèbre Viennois, père de la psychanalyse, et insiste sur son rapport à l’image à travers une sélection de 200 œuvres et objets.
«Une leçon clinique à la Salpêtrière», d'André Brouillet. (Paris. Université René-Descartes. Musée d'histoire de la médecine)
publié le 3 janvier 2019 à 18h36
(mis à jour le 3 janvier 2019 à 18h36)

Peut-on représenter visuellement une pensée ? Cette question éminemment freudienne a dû s'imposer aux commissaires de «Sigmund Freud, du regard à l'écoute», actuellement au musée d'Art et d'Histoire du judaïsme. Car si c'est la première fois, presque quatre-vingts ans après sa mort, qu'une telle exposition honore en France celui qui écrivit, entre deux leçons du professeur Charcot, à sa femme Martha restée à Vienne : «Pendant des années, je ne rêvais que de Paris, et le bonheur extrême que je ressentis en posant pour la première fois le pied sur ses pavés me sembla garantir la réalisation de mes autres désirs», n'est-ce pas parce que la pensée freudienne ne passe, tout simplement, pas à l'image ? Et n'y a-t-il pas une gageure à vouloir dépasser l'imagerie kitsch du freudisme - une barbe, des lunettes, un divan ?

Le mérite de l’exposition est justement de montrer que la théorie freudienne est tissée de métaphores visuelles, de sources concrètes, d’objets singuliers. Intuition bachelardienne que ce protocole de la découverte, laquelle n’aboutit jamais sans avoir été précédée d’une longue rêverie.

Œil avide

La pensée freudienne n'est pas celle d'un spécialiste, barricadé dans son domaine, mais celle d'un curieux, ouvert à tous les vents, qui baguenaude dans les arts et les savoirs, ou dans les gazettes à trois couronnes. C'est une pensée germinative, qui fait feu de tout bois. Et dans la Vienne du tournant du siècle, cette boîte de Petri à ciel ouvert où baignent Klimt, Musil, Loos, Wittgenstein, Kokoschka, l'esprit universel du jeune Sigmund est comme un poisson dans l'eau. Son œil avide saute de plaisir en plaisir, non sans concupiscence - sa fameuse «pulsion scopique». Et s'il a plus de dilection pour la culture classique que pour ses contemporains, tout cela sédimente et façonne un imaginaire qui nourrira la psychanalyse : du virtuel engendre du réel.

Car Freud n'est pas d'abord l'homme des limbes que l'on se figure, l'acharné chercheur de symboles, la tête dans les nuages. Avant tout, Freud, c'est du solide. Une formation de neuroanatomiste et de neurologue, des débuts prometteurs dans les sciences dures, une première publication à 21 ans sur les testicules des anguilles. Sa recherche poussée à propos du système nerveux des poissons et des crustacés, notamment celui de la lamproie marine, lui vaut d'être remarqué. Mais sa rencontre avec Joseph Breuer, puis avec Charcot à Paris, le font basculer : il soignera les âmes. Freud à la Salpêtrière découvre l'hypnose qui, dans le traitement de l'hystérie, ringardise les thérapies lourdes et fantasques : ne serait-ce que ce baquet à magnétiser de Mesmer, visible dans l'exposition, dont le mode d'emploi est mystérieux. C'est l'occasion de rappeler toutes ces représentations de l'hystérie, en peinture, en dessin, en schéma, en tableau synoptique, avec l'intégralité des positions que la maladie fait adopter. Celle où le corps est courbé en arc-de-cercle, quand le sexe en est le point culminant, est dite «période du clownisme», formulation cocasse qui ferait presque oublier le tragique de ces destins.

Quête de vérité

L'exposition, où l'on passe d'une chose à l'autre, aurait pu s'appeler «Voir le freudisme». Voir notamment son identification à Darwin, dont l'inventeur de la psychanalyse a longuement lu et médité l'œuvre, quitte à en conserver vigoureusement les thèses les plus discutées par la suite, quand elles servaient la sienne. En l'auteur de l'Origine des espèces, Freud voit un frère prométhéen, un grand décilleur, dans l'héritage de Colomb : la psychanalyse, c'est la troisième épine dans l'orgueil de l'Occident, après Copernic et Darwin. Voir le freudisme, c'est donc voir aussi toutes les publications de l'époque sur la physiognomonie, la phrénologie et autres sciences tombées en désuétude qui peuplaient les songes des scientifiques d'alors.

La rétrospective ne serait pas complète sans un petit détour par le surréalisme, qui s'est beaucoup réclamé de Freud, bien que celui-ci prît tous les membres du mouvement pour des «fous intégraux», à l'exception de Dalí. On voit pourtant très bien la parenté entre Freud et André Breton, ne serait-ce que leur goût commun pour l'accumulation d'objets primitifs, orgie de statuettes qui faisait ployer le plancher de la Berggasse comme celui de la rue Fontaine. Insuffisante affinité : quand Breton débarque à Vienne en 1921, les deux hommes se rencontrent, mais le courant ne passe pas. La correspondance qui s'ensuit est aussi succincte que tendue. Au fond, si Freud a choqué la bourgeoisie de son temps, ce ne fut qu'un dommage collatéral, un accident dans sa quête de vérité ; il restera fondamentalement un bourgeois, peu prompt au renversement de toutes les valeurs prisé par le pape du surréalisme. L'un voulait ordonner le désordre ; l'autre, désordonner l'ordre.

Freud, homme de science, eut toute sa vie la nostalgie de la littérature. Sa conception du langage confinait au magique : connecté à nos profondeurs, le mot bascule de l'arbitraire au nécessaire, par un phénomène de tissage, d'interdépendance. L'exposition se clôt avec le sac de voyage de Freud. De quoi rappeler l'un de ses mots, d'esprit celui-ci : quittant Vienne en 1938 pour rejoindre Londres, il est contraint par les nazis à signer un formulaire attestant leur bonne conduite. Freud signe et ajoute au bas de la page une remarque insolente : «Je peux cordialement recommander la Gestapo à tous.»