Ils ont déferlé comme une pluie de pâte à modeler. Ou comme des chewing-gums mâchonnés qui tombent sur les murs d'images. Dans de petites vidéos aux couleurs acidulées, des corps mous et flexibles, des visages froissés et défroissés, défiant les lois de la nature, sont peu à peu apparus sur Instagram. Pour le plus grand bonheur des consommateurs d'images que nous sommes, ces anatomies flasques se sont mises à danser, à s'étirer et à se trémousser dans des clips accrocheurs. Souvent dans la même veine, sur des mini-boucles, des avatars humanoïde de la Vénus de Willendorf agitent leurs bourrelets luisants comme une pâte à pizza extensible à l'infini… pour terminer en petit tas informe. Relayés par les magazines sur Instagram (Popmyeyes, Love. Watts, Design Boom ou Pink Lemonade), ces corps visqueux ont jailli en bandes ou en solitaires. Rappelant Saint Claude (2014), le clip de Christine and the Queens où les membres de la chanteuse s'étiraient comme du caramel, le phénomène s'est étendu à la mode puisque la marque Balenciaga a diffusé six vidéos du même acabit, signées Yilmaz Sen, un graphiste installé à Copenhague. Les mannequins, élégamment vêtus, s'y tordent et font des nœuds sur eux-mêmes.
Comment expliquer que le mou contamine les corps ? Y aurait-il un «mollisme», voire une «mouité», comme l'appelait Jean-Baptiste Botul dans la Métaphysique du mou (sous la plume de Frédéric Pagès), qui attaque les images ? Tentons l'analyse d'un mou-vement à l'heure numérique.
Amas de peaux
L'élasticité des chairs est aujourd'hui pétrie dans l'imagination d'une nouvelle génération de magiciens, issue de l'animation et de la 3D, pulsée par des logiciels de plus en plus sophistiqués. Dispersés dans le monde, travaillant pour des clients internationaux, ces virtuoses utilisent Instagram comme une vitrine pour étaler leurs expérimentations. Ils y entretiennent aussi une communauté de fans, comme si le monde professionnel se répandait dans la cour de récréation. Et, comme dans tous les domaines, cette branche de l'illustration 3D a ses stars et ses jeunes aspirants qui grandissent dans leur sillage. Esteban Diácono, vedette du genre, créateur de vidéos installé à Buenos Aires, poste régulièrement, sur son Instagram aux 294 000 abonnés, des animations de têtes qui se déforment, des amas de chairs poilues qui se dandinent, des personnages blobs qui rétrécissent ou des tas de peaux qui s'étirent. Autres comptes très suivis, celui d'Antoni Tudisco (26 ans) et celui de Marc Tudisco (21 ans), deux frères installés en Allemagne qui collaborent régulièrement pour de gros projets. Formé au webdesign et au développement à Hambourg, Antoni Tudisco, tout en alimentant son compte Instagram de personnages en spaghettis ou d'obèses Venus translucides, a imaginé des clips pour Adidas, le magazine Rolling Stone ou la chaîne musicale MTV. Biberonnée à l'habillage MTV, justement, cette génération a poussé avec les personnages pop du Britannique Matt Pyke dans la rétine. Exposé en 2011 à la Gaîté lyrique, Matt Pyke est précurseur de l'engouement pour l'animation et de sa démocratisation, avec ses vidéos d'humanoïdes acidulés, composés de flammes, bulles, fumées ou poils multicolores : « Le boulot de Matt Pyke est hallucinant. Je regardais MTV Animation quand j'étais plus jeune, je flashais vraiment : cela a déclenché mon inspiration. Je voulais absolument faire quelque chose comme ça plus tard», explique Antoni Tudisco.
A l'affût des réalisations de leurs pairs, les artistes s'inspirent mutuellement, tout en creusant leur propre sillon. Parfois, ils sont totalement autodidactes, comme le Norvégien Aarhus Vegard qui a collaboré avec le Britannique Erik Ferguson, designer et vidéaste de mutants animés.
Autre designer suivi par près de 300 000 abonnés sur Instagram, l'Allemand Marco Mori, 26 ans, reconnaît l'influence de ses confrères : « J'ai été fasciné par les images d'Esteban Diácono et d'Antoni Tudisco. Je savais que je voulais créer des choses bizarres qui cassent les codes de la normalité.» Passé rapidement par l'université en Allemagne, Marco Mori, autodidacte formé par des tutos vus sur YouTube, a conquis ses nouveaux clients grâce à Instagram. Gorillaz, les rappeurs Kanye West, Young Thug, YNW Melly et Lil Skies ont déjà fait appel à lui. Comment explique-t-il le succès de ses personnages chewing-gum ? Pour Marco Mori, ils rompent avec nos habitudes visuelles : «Votre cerveau s'habitue aux choses que vous voyez dans votre vie quotidienne. Naturellement, vous portez plus d'attention aux détails qui cassent les routines.»
C'est exactement dans ce sens que travaille Oliver Latta (alias Extraweg), 31 ans, lui aussi basé en Allemagne et formé à l'université Bauhaus de Dessau. Rompu à l'art de la photogrammétrie numérique - il ne prend plus de photos mais scanne en 3D objets et personnages -, le designer leur applique ensuite des textures : «J'essaie de provoquer des sensations souvent perçues comme désagréables. En tant qu'artiste, je trouve qu'il est très important de tirer les spectateurs hors de leur zone de confort. J'aime jouer avec l'ambiguïté et les limites.»
Trypophobia
Très attentif aux commentaires sur son compte et même s'il se félicite quand ils sont horrifiés, il explique cependant la fascination que ces vidéos suscitent par un effet relaxant. « Depuis qu'Internet existe, nous sommes surexposés à une grande quantité d'informations visuelles, plus que ce que nous sommes capables d'assimiler. Tout arrive et change très rapidement, ce qui est épuisant. Etrangement, ces animations de corps flasques sont très agréables à regarder.» Le mou, une pommade pour nos regards fatigués ? Un gouffre métaphysique éventuellement. «Quand vous modifiez la physique des choses, c'est toujours troublant, comme pour les montres molles de Dalí. Cela marque l'esprit, ça accroche, mais cela fait peur aussi»,glisse Guillaume Marien, producteur chez Mathematic, une société spécialisée dans la 3D et les effets spéciaux pour le cinéma, la publicité et les clips. «Les corps mous, c'est une imagerie qui peut devenir assez vite effrayante. Dans certaines animations où les corps tombent en pyramide, on peut y voir inconsciemment des camps de concentration.» Entre visions subliminales de charniers et trypophobia - la peur des corps troués -, ces personnages élastiques repoussent toujours plus loin les limites anatomiques.
Mais surtout les limites de la physique, grâce à Houdini, un logiciel né en 1996, qui porte le nom du célèbre illusionniste. En combinant les logiciels classiques d'effets spéciaux (3D Studio, Maya, Cinéma 4D) et Houdini - dont le père, Mark Elendt, a obtenu un oscar en 2018 pour son rôle dans «l'évolution de l'industrie du cinéma» -, les designers jouent avec la gravité grâce à cet outil qui intègre, dans sa mémoire, tous les paramètres des lois de la physique. «Houdini sert à faire des simulations, à lancer une balle et à dire au logiciel de quelle matière la balle est faite : si elle est en acier, elle ne rebondit pas, si elle est en caoutchouc, elle rebondit, poursuit Guillaume Marien. Houdini met de la physique dans les images. C 'est un logiciel pour faire des effets de particules et des effets spéciaux en 3D, pour faire du feu, de l'eau. Sur les corps mous, on applique une physique différente, au lieu de leur mettre des articulations et des os.» Le producteur pointe aussi le phénomène de mode qui découle de l'exploration enthousiaste de ces logiciels. «A une époque , on s'est tous mis à faire des images fractales, avec des décompositions mathématiques. Je pense au clip No Brain d'Etienne de Crécy, en 2010. A un autre moment, faire des poils, c'était très compliqué, seul Pixar savait le faire. Après, cela s'est démocratisé et tout le monde s'y est mis. Du coup, on a vu plein d'animaux poilus dans la pub.» Pas étonnant que la combinaison d'une jeune génération adepte d'Instagram, autodidacte ou vite formée aux logiciels génère une déferlante d'humanoïdes flexibles, malaxés comme des petites pâtes à pain.
Critères esthétiques
Pour tirer le fil ductile de la fascination du ramolli, on peut remonter aux photos d'André Kertesz (Distorsions, 1933) qui avait capté des reflets de corps dans les miroirs déformants de fêtes foraines. Ou constater avec l'historien d'art Maurice Fréchuret, dans son ouvrage le Mou et ses formes, essai sur quelques catégories de la sculpture du XXe siècle, que les artistes modernes ont cherché à utiliser ces nouvelles matières souples pour bousculer l'art en son sein (caoutchouc, mousse, éponge, cire, graisse, feutre, tissu et même matière fécale). S'en est suivie une franche débandade de la sculpture qui perdait ainsi ses fonctions d'édification politique et religieuse. Ainsi, par le mou, se renouvellent les formes et les critères esthétiques. C'est aussi ce que constatent Céline Cadaureille et Emma Viguier dans l'ouvrage collectif la Dynamique du mou (2017).Elles lui reconnaissent une énergie puissante, une force souterraine, capable de mettre en branle les formes solides et des fondements de la société. Cette dynamique du mou puiserait ainsi son principe actif dans la peur de l'incontrôlable, l'anxiété du désordre et l'angoisse de la disparition, palpable alors que s'installe l'ère numérique, son instantanéité et la fragilité de sa mémoire. La plasticité ludique des corps met en scène la porosité aux pixels et l'inquiétude de l'éparpillement. Ne sommes-nous pas, à l'image de ces petites vidéos visqueuses, des êtres de particules qui retournent à la poussière ? A la question du magazine en ligne Visual Fodder, «quelle est votre expérience la plus effrayante ?», Esteban Diácono, star des micro-clips divertissants avec des corps mous, répond : «Me regarder dans le miroir et constater que le temps ne s'arrête pas.»
Sur Instagram :
[ @ Estebandiacono ]
[ @ Antonitudisco ]
[ @ Mvrc.t ]
[ @ Macomoroni ]
[ @ Aarhusvegard ]
[ @ Extraweg ]