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Libération
Critique

«Les Métamorphoses», incertains regards

A travers installations, peintures, vidéos et sculptures, l’exposition collective de la Fondation Cartier offre un beau panorama, hétéroclite, des doutes et inquiétudes qui taraudent les jeunes artistes en Europe.
«The Elemental Cabinet», 2017, de Kostas Lambridis. ( Photo Yen-An Chen)
publié le 6 mai 2019 à 17h16

L’exposition s’est choisi un accrochage sans frontière. L’espace est ouvert et les œuvres pas compartimentées, peu isolées, voire serrées les unes contre les autres, si bien que certaines se réfugient dans les recoins ou s’échappent à l’extérieur de la Fondation Cartier, de l’autre côté des parois de verre. Cette mise en scène dense et chaotique, où les pièces rebondissent presque les unes contre les autres, dit déjà quelque chose de la vision collective que la manifestation sous-titrée «les Métamorphoses» entend donner de la jeune création européenne. Comme l’exige ce type de show prospectif, il a fallu aux commissaires partir à la pêche (dans 29 pays du continent) en tendant de larges filets (plus de 1 000 dossiers récupérés et 200 artistes rencontrés) pour en retenir 21. Qui ne sont donc pas cantonnés dans de petits pavillons nationaux, ni appelés à représenter les scènes locales auxquelles ils appartiendraient - on n’est pas à l’Eurovision ni dans les Giardini de la Biennale de Venise.

Où, alors ? Dans un paysage artistique dont les lignes plastiques reposent sur un travail artisanal des matières avec des gestes simples qui cousent, ficèlent, empilent, moulent des objets composites, affichant crûment leurs imperfections et les tensions qui les nouent et les travaillent.

Peau de chèvre. Au premier étage, le plus réussi, l'expo se voue aux installations architecturales. L'ambiance est grisâtre. Les pièces se tiennent toutes dans des teintes pâles et approximatives, verdâtres, bleuâtres, même quand les surfaces brillent d'éclats métalliques. A l'image de cet amoncellement de composants électroniques échafaudé par le duo italien Formafantasma, ou de la tour érigée par le Grec Kostas Lambridis à partir de bribes de meubles en bois tenant miraculeusement en équilibre, les œuvres payent ici leur écot à l'impératif du recyclage et revendiquent une rhétorique du marabout-bout de ficelle : on prend ce qu'on a, ce qu'on nous a laissé, ce dont on ne sait plus quoi faire, ni où le mettre, pour en produire des blocs de choses hétéroclites dont l'équilibre reste précaire.

A cet étage, rien n’est stable, ni en paix, tout est bâti sur des ruines, notamment celles de baraquements en bois rapportés d’un village géorgien par l’artiste Nika Kutateladze, et tout concourt à figurer une humanité accablée, épuisée, prête à céder sous le poids d’un fardeau pas vraiment nommé mais que la Néerlandaise Tenant of Culture représente parfaitement, à côté de ces mannequins assis et fourbus, sous la forme de sac à dos. Personne ne les porte, si ce n’est le bâtiment de la Fondation Cartier. Reliés au plafond et aux sol par des câbles élastiques, ces sacs, en tension, cousus à d’autres sacs, formant un attelage à la fois lourd et noueux, prêt à lâcher, prêt à crever et péter à la face du spectateur, donnent au plus juste la touche sur laquelle appuie un pan de la jeune création aujourd’hui, en Europe mais pas seulement, d’ailleurs : une touche nerveuse et inquiète, dynamique et moderne (les sacs sont faits de matières synthétiques moches et sans qualités autres que pratiques), ne laissant pas les formes au repos.

Figurine en laiton d'Evgeny Antufiev. Photo Gabriel Abrantes

Dans l’expo, ces œuvres, qui adoptent une facture balkanisée (le patchwork et les surfaces mosaïquées sont de mise), reçoivent en contrepoint, dans une salle au sous-sol, une ligne crue et folklorique : l’Allemande Raphaela Vogel y tend au mur des tableaux faits de peau animale séchée (élan et chèvre) de manière que ces toiles plissées, trouées par endroits, munies de sortes de longues langues de serpent en silicone, affichent des visages grimaçants et démoniaques. En face, le Russe Evgeny Antufiev installe une myriade de figurines grotesques en céramique, équipées de poignards ou d’objets rituels plus inoffensifs, en cuivre ou en laiton, en peau de serpent (décidément) ou d’alligator, déployant ainsi une espèce de musée ethnographique fantasmatique, ravivant ainsi la flamme des croyances magiques et des pratiques ensorcelantes.

Héros violent. L'Europe des artistes, dans cette salle souterraine, la plus cohérente ou fusionnelle, semble travaillée par un primitivisme des formes et par un esprit occulte qui oscille entre le grotesque et le terrifiant, le rire et l'effroi. Haute en couleurs, cette place faite au doute et à l'incertitude se retrouve dans la dernière salle de manière beaucoup moins univoque, au point que l'exercice de l'expo collective prospective prétendant tendre des lignes de fuite s'essouffle un poil. C'était prévisible, et le fait qu'une salle (la dernière) soit un peu plus fourre-tout ne gâche rien, témoignant juste du fait que les œuvres peuvent ne pas trop supporter d'être ensemble, s'ignorer, se défier, sans pouvoir s'accorder, quels que soient les efforts des commissaires pour les réunir.

«Untitled», 2019, de Klára Hosnedlová. Photo Tomas Soucek

Martin pleure, le film du jeune cinéaste français Jonathan Vinel (lire Libération du 30 avril) relatant à partir des outils graphiques du jeu GTA l'odyssée d'un héros violent, désespéré d'avoir été planté par ses amis, n'a rien à voir avec la bonne humeur un peu niaise des personnages de l'Anglais George Rouy, même si ceux-là sont certes peints dans un dégradé de rouge sur fond bleu et dans des formes rondes, sans aspérités, qui les font dériver vers le statut de créatures virtuelles. Que la maille de l'expo s'effiloche (voire parte en vrille) dans cette dernière salle décousue, avec encore les toiles de Miryam Haddad, paysages chaotiques maculés de gros coups de brosses, contrastant avec l'installation picturale en forme de cabine d'essayage de princesse au petit pois mise en scène par la Tchèque Klára Hosnedlová, est finalement assez réjouissant en ce qu'elle vient rappeler la non-uniformité de l'art et de la jeunesse en Europe.