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Qatar, dans le désert des musées

Avec la Rose des sables, prestigieux écrin inauguré en mars et conçu par Jean Nouvel, et le village artistique fourre-tout de Katara construit il y a une dizaine d’années, l’émirat compte s’imposer dans le paysage culturel international. Mais la pauvreté des collections n’incite guère à la visite.
Des écoliers qataris en visite à la Rose des sables, le 28 mars, jour de son inauguration. (Photo ABACA)
publié le 28 juillet 2019 à 18h46

Dieu créa le Qatar il y a 700 000 ans. Puis il se reposa jusqu'au siècle dernier. Mais il a compensé prodigieusement sa négligence en le dotant d'une richesse souterraine immense. Grâce à la manne pétrolière et gazière, l'émirat s'est construit une place reluisante sur la carte du monde. C'est schématiquement ce qu'un visiteur blasé retient de l'histoire du pays racontée dans le tout nouveau musée national du Qatar. Difficile toutefois de ne pas succomber à l'effet «waouh» recherché de la dernière création de l'architecte Jean Nouvel dans un pays arabe, ouvert un an après le très différent mais encore plus spectaculaire Louvre d'Abou Dhabi. Inaugurée en mars, la Rose des sables, reproduisant l'aspect des roches formées dans le désert par la cristallisation de minéraux, étale ses pétales de pierre face à la corniche de Doha. Plus de 500 disques de courbures et de diamètres différents superposés de manière aléatoire composent le bâtiment détonnant à proximité des tours de verre et d'acier de l'émirat. La conception originale de l'ouvrage est encore plus remarquable à l'intérieur du monument. Les courbes des parois, les obliques des planchers créent des espaces et des volumes irréguliers surprenants. Le parcours de deux kilomètres de galeries se fait en immersion entre les images de paysages et de formes projetées sur les différentes surfaces. Il est divisé en onze étapes chronologiques ou thématiques dont la succession logique n'est pas évidente à comprendre, malgré les explications d'une talentueuse et experte conservatrice britannique qui fait visiter le musée. Guère plus éclairants sont les exergues en arabe calligraphiés à l'entrée de chacune des sections historiques, signées «Al-Mouassess» (le fondateur).

Faiblesse démographique

L'auteur des mots, d'une platitude consternante, est Hassan ben Mohamad Ben Ali Al-Thani, membre de la famille régnante du Qatar et grand collectionneur d'art. Il est présenté comme poète et artiste dans le musée où est exposée à l'entrée une de ses œuvres, une sculpture métallique colossale. La scénographie créative et les effets techniques sophistiqués d'un contenant dont le coût est estimé à environ 400 millions d'euros ne suffisent pas à masquer la modestie du contenu de ce musée national. Il l'accentue peut-être même en étalant sur 52 000 m2 de surface d'exposition le patrimoine d'une presqu'île désertique de près de 10 000 km2, excroissance au flanc de la péninsule Arabique, où survivaient avant l'ère pétrolière des tribus de bergers nomades ou des communautés de pêcheurs. Le petit territoire à l'environnement trop longtemps hostile est resté à l'abri des invasions et des civilisations qui ont régné et laissé leurs vestiges à travers les siècles sur le Moyen Orient.

Constitué en Etat souverain en 1971 avec 120 000 habitants alors, le pays en compte aujourd'hui plus de 2 millions, dont 10 % seulement de nationaux. Une faiblesse historique, géographique et démographique que les dirigeants du Qatar s'emploient à défier par des investissements dans les structures culturelles à la hauteur de leurs ressources considérables. Ces moyens substantiels permettent de faire appel aux compétences d'experts et aux talents d'artistes mondialement célèbres. Ils servent aussi à magnifier les réalités du passé et même de la nature du Qatar. Ainsi, la galerie préhistorique du musée national remonte l'existence de l'émirat jusqu'au big-bang, illustrant sa formation géologique et exposant sa faune et sa flore. Les squelettes d'animaux reconstitués et les petites bêtes empaillées ressemblent à des peluches dans un magasin de jouets. Les vidéos sur l'histoire du pays projetées sur les écrans géants ou les plaques indicatives racontent les querelles et les razzias des tribus bédouines comme des récits épiques. La vie quotidienne dans le désert qatari à l'ère pré-pétrole est illustrée dans des films réalisés par Abderrahmane Sissako. Le cinéaste mauritanien, auteur notamment de Timbuktu, a tourné des scènes reconstituées avec des actrices en vêtements de bédouines de l'époque nourrissant des chèvres et des chameaux devant leurs tentes.

Investissements financiers

Mais les images les plus surprenantes qui défilent en continu et en immersion sur les écrans concaves formés par les pétales de la Rose des sables sont celles d’un printemps verdoyant. La saison qui dure au mieux deux semaines au mois de mars au Qatar ferait fleurir une végétation colorée et foisonnante que la plupart des habitants du pays n’ont pas connue avant de visiter le musée. Une attraction supplémentaire pour ceux qui viennent découvrir le nouveau lieu qui ne ressemble à aucun autre à Doha, où les loisirs sont rares hors des temples de consommation et de restauration. Ils viennent en famille, essentiellement des travailleurs expatriés asiatiques, population majoritaire du Qatar. Une sortie abordable avec une entrée à 50 riyals qataris (10 euros) par adulte et la gratuité pour les moins de 16 ans. Une moyenne de 7 000 visiteurs par jour est revendiquée par la direction du nouveau musée national depuis son ouverture au public en avril. Un chiffre impressionnant compte tenu de la population du Qatar et surtout de la faible fréquentation de ses autres musées et sites culturels. Mais un chiffre qui ne pourrait se maintenir longtemps une fois passé la curiosité et l’émerveillement de la première visite. Car si le Qatar parvient à construire sa légende en compensant par des investissements financiers sa courte histoire et son patrimoine modeste, il peine à surmonter la faiblesse de sa démographie.

Dans les musées fabuleux ouverts avant la Rose des sables comme dans les autres installations culturelles ambitieuses, le public est souvent désespérément absent. L’imposant musée d’Art islamique de Doha, construit en 2008 par l’architecte chinois Leoh Ming Pei, ainsi que le Mathaf, musée d’art moderne consacré prioritairement aux artistes arabes, sont des étapes obligées des délégations étrangères. Ils contiennent des œuvres chèrement acquises, en particulier par la Cheikha Mayassa Bint Hamad Al-Thani. A 36 ans, la sœur de l’émir du Qatar et présidente de la Qatar Museum Authority, l’équivalent de la Réunion des musées nationaux, est connue par les professionnels du monde comme la «culture queen». Disposant d’un budget annuel d’1 milliard de dollars (900 000 euros) pour constituer les collections d’art de son pays, elle compte parmi les mécènes les plus influentes sur le marché international. Loin d’être comparables à ses conquêtes dans le sport mondial, les ambitions et les moyens du Qatar dans les arts et la culture en font un acteur influent sur le marché des arts. Une façon pour la micro-monarchie de surpasser sa taille mais pas de remplir humainement ses édifices culturels.

Amphithéâtre gréco-romain

Le phénomène est particulièrement désolant à Katara, un gigantesque complexe dédié aux arts sur le front de mer de Doha. Le «Village culturel» s’étend sur près de 100 hectares avec un dédale d’allées pavées reliant 35 bâtiments censés rappeler un souk oriental médiéval, sorte de village d’Astérix le Gaulois. Pièce maîtresse, en son centre, un amphithéâtre gréco-romain pouvant contenir 5 000 personnes et accueillir de grands spectacles de musique et de danse. Mais à peine deux ou trois représentations par an sont organisées dans l’espace en plein air, infréquentable la moitié de l’année en raison du climat local et du manque d’amateurs. Katara, nom retrouvé sur une carte de la région attribuée à Ptolémée, compte aussi des musées et des académies du cinéma, du théâtre, de la sculpture et de chacun des arts plastiques ainsi que plusieurs galeries d’exposition. Les chanceux jeunes créateurs qataris auxquels le village est dédié en priorité disposent de salles et de murs immenses pour exposer leurs œuvres, mais de très rares admirateurs. En effet, tous ces espaces sont déserts et comptent plus d’employés que de visiteurs. Ceux-là n’ont cessé de diminuer depuis la construction du village culturel il y a une dizaine d’années. Même l’émergence à proximité d’un nouveau centre commercial clinquant en 2015, comprenant des Galeries Lafayette et des kiosques de fast-food, n’ont pas amené plus de visiteurs à Katara.

Plus récemment, de nouvelles animations ont été introduites avec l'installation de paillotes sur le bord de mer vendant objets artisanaux et des «antiquités». Tenue par un Indien, l'une d'elle expose sur ses étals des dizaines de phonographes à grande corne, de vieux téléphones à écouteur ou de machines à coudre vendus à des prix très raisonnables. Ils ne sont pas sortis des greniers des grands-mères qataries car il s'agit de reproductions à l'ancienne «made in India» que certains curieux achètent parce qu'ils les ont vues dans les vieux films égyptiens. «Old is beautiful», disent les jeunes habitants de Doha en mal d'histoire qui désignent les quartiers des années 90 comme «la vieille ville».