Dans une ville qui abrite des pinacothèques aussi prestigieuses que le Prado et le Thyssen, une frustration habitait depuis des dizaines d'années les amateurs d'art : au beau milieu de la ville, à deux pas de la place d'Espagne, trônait le palais de Liria, un joyau qui se visitait au compte-gouttes (avec une liste d'attente d'environ quatre ans), un privilège dont avaient joui Churchill, Roosevelt ou Chaplin. Or voici que cette propriété de la maison d'Albe, qui plonge ses racines dans le Moyen Age, vient d'ouvrir vraiment ses portes. «C'était une demande sociale», justifie Carlos Fitz-James Stuart y Martínez de Irujo, 19e duc d'Albe, pantalon noir et veste bleu sombre, dont l'affabilité s'accompagne d'une évidente distance aristocratique. Le dernier représentant d'une lignée qui, au cours de son histoire, a agglutiné une cinquantaine de titres nobiliaires, ne tarde pas à admettre que le principal motif est d'ordre pécuniaire : vu le train de vie de feu sa mère, la duchesse Cayetana de Alba (décédée en 2014), et les frais d'entretien considérables de l'édifice, l'ouverture au public était devenue un impératif de survie.
Ces dernières années, leurs palais de Dueñas, à Séville, et de Monterrey, à Salamanque, ont aussi ouvert leurs portes. A Madrid, le succès du palais de Liria, construit vers 1770 par l’architecte Ventura Rodríguez et très influencé par le style à la française avec ses jardins et son style néoclassique, est à la mesure des frustrations accumulées : on se bouscule pour y pénétrer même si la famille d’Albe, par souci de discrétion, a limité à 250 le nombre de visiteurs par jour.
Passé des jardins hérissés de magnolias, de pins et de marronniers, s'ouvre un bâtiment de 3500 m2, composé de 200 pièces, décorées d'une collection d'objets rares impressionnante, de porcelaine de Sèvres, de tapisseries des Gobelins, de dizaines de tableaux de maître (Titien, Rubens, Goya, Le Greco…), de mobilier de bois précieux.
La visite, qui rappelle les couloirs et les salons de Versailles (quoique bien plus richement décorés), a ceci de singulier que le palais de Liria continue d’être la demeure du duc Carlos Fitz-James Stuart. Lui et ses deux fils vivent aux deux derniers étages, interdits au public, mais chaque jour ils prennent leur café dans les principaux salons du premier étage. C’est pourquoi les visites, qui se font par groupes de vingt personnes, se déroulent dans un silence absolu grâce à des audioguides.
«Ce qui défile sous nos yeux, confie Alvaro Romero Sánchez-Arcona, directeur culturel de la Fondation d'Albe, ce sont les trésors accumulés par toutes les maisons nobles qui se sont fusionnées avec nous au cours des siècles.» Parmi ces trésors, la bibliothèque, jusque-là réservée à des érudits, dans laquelle sont posés sous verre la première Bible traduite en espagnol, et surtout des documents rédigés par Christophe Colomb, dont la première carte de La Española (Saint-Domingue aujourd'hui) dessinée de sa main. En 2016, la mort dans l'âme, le duc d'Albe avait dû vendre pour 18 millions d'euros au musée du Prado la Vierge à la grenade de Fra Angelico. L'année précédente, la même maison d'Alba avait mis aux enchères pour 21 millions d'euros une lettre de Christophe Colomb. Une vente qu'un juge espagnol avait avortée, considérant qu'il s'agissait d'un document «d'intérêt national».