Son nom sonne comme une mise en garde et il aura fait prendre tous les risques à ses tableaux, jusqu’au dernier - il meurt en 1989 à 85 ans, trois semaines après avoir peint l’ultime. Griffées, frappées à coups de balais de genêts, pulvérisées au moyen d’une tyrolienne ou d’une sulfateuse, ses œuvres en ont vu de toutes les couleurs et des plus acides, du jaune canari, du vert turquoise, du rose fuchsia : Hans Hartung, bien qu’ayant perdu une jambe à la bataille de Belfort en 1944 où il combattit dans les rangs de la Légion étrangère, n’y est jamais allé de main morte.
L’exposition au musée d’Art moderne de Paris (MAM) déploie ainsi sur une ligne chronologique 300 œuvres en mettant l’accent sur «la Fabrique du geste» d’un artiste qui s’est longtemps tenu à carreau - contrairement à ce que son étiquette d’artiste lyrique laisse supposer.
Lyrique ? C’est ce type de peinture qui a la cote après-guerre en France. La surface de la toile abstraite bat au rythme heurté du cœur et de la main d’artistes qui laissent libre cours à de soudaines impulsions sous forme de lignes enchevêtrées ou bien de taches brouillonnes. Depuis les années 20, Hartung coche toutes ces cases et, sans avoir prévu que la mode le rattraperait, fait figure à 40 ans passés de pionnier pour une jeune génération d’artistes (dont est Soulages, qui le porte en grande estime). Toutes les cases, sauf une de taille : il n’improvise pas et garde froidement sous contrôle ses taches, ses traits entortillés, ses lignes arquées, serrées en petits paquets, dont certaines se dressent, plus pointues, plus effilées, plus fulgurantes. Or ces motifs ne sont pas de première main : ils proviennent des petits fusains, sanguines, pastels ou encres sur papier que l’artiste met au carreau et recadre parfois, pour ensuite les reporter, agrandis, sur la toile, où rien, donc, pas même les couleurs, n’est laissé au hasard.
Griffes
La vivacité des tableaux est ainsi, sinon feinte, du moins mûrement réfléchie. Qu’est-ce que cela change ? Pas grand-chose (la raison de cette préparation sur papier fut surtout économique). Les tableaux de Hartung donnent toujours l’impression d’hésiter, d’être faits d’une succession d’avancées et de reculades, d’imiter finalement les coups de pattes et de griffes d’un chat aux prises avec une pelote. L’artiste tire le fil à droite, à gauche, puis, comme se lassant de son jeu, s’essaie, dans le même tableau, à d’autres effets : laissant dans un coin son motif qui serpente, il lui en accole ou superpose un autre, plus vague, plus épais, tracé d’un large coup de brosse, en prend un autre, plus épais.
Hans Hartung dans son atelier à Antibes, en 1975.
Photo François Walch. ADAGP. Paris 2019
Ce jeu-là, Hartung ne s’en lasse pas : sa production est prolifique, les séries s’enchaînent. Le MAM accroche ainsi sur un mur le boulot d’une seule journée : 14 œuvres sur cartons. On peut voir dans cette enfilade abstraite jaune et noire exécutée d’une traite, le 14 mars 1977, une espèce de désir de pousser sans cesse plus avant les aventures de la peinture. Entre les murs de ses différents ateliers (dont il conçut lui-même les plans, notamment celui d’Antibes, aujourd’hui le siège de la fondation qui veille sur sa succession en même temps que celle de son épouse, la peintre Anna-Eva Bergman), l’artiste s’est d’ailleurs souvent laissé filmer (par Resnais entre autres) pour montrer les ressorts de sa «Fabrique du geste». Dans une vidéo tournée par l’un de ses assistants, Hartung déjà vieux, dans son fauteuil roulant, lève le bras vers la toile qu’on a posée face à lui et, levant le tuyau de la sulfateuse qu’on a posée à ses pieds, l’asperge d’un crachin de peinture.
Fluorescent
La vie et l'œuvre de l'artiste ont ceci de paradoxal que plus ses forces diminuent, plus il peint en grand et dans des teintes électriques. Il n'est alors plus guère question de tourner autour du pot, de préparer des esquisses, de se mettre en quatre : à partir de 1960, année de son lion d'or à la Biennale de Venise, Hartung se met «à improviser directement, même sur les grandes toiles sans passer par des esquisses préalables». Il ajoute, dans son Autoportrait publié dans les années 70 : «Souvent je ne touche pas à certains accidents, certaines ratures ou contradictions qui ont influé sur la création du tableau et lui ont donné vie.»
Les derniers tableaux arborent un grésil quasiment fluorescent qui semble porter la peinture à des altitudes cosmiques. Ça ressemble à des vues de l’espace intersidéral. Qui regarde ça dans les années 80 ? Plus personne. Hartung n’est certes pas un inconnu à cette époque-là. Mais, aux yeux de beaucoup, il en a assez fait dans les années 50-60. Son heure est passée, en quelque sorte. La preuve, sa première expo aux Etats-Unis, où il présente ses derniers travaux, plutôt que les anciens, est un four. Et, en 1980, sa première rétrospective au musée d’Art moderne de Paris se limite à ses années de jeunesse. Voir dans la même institution, quarante ans après, la trame continue de cette abstraction pleine de méandres vaut donc un peu, étonnamment, comme une réhabilitation.