Menu
Libération
Photo

Les faces cachées de la logistique

A Gentilly, trois photographes présentent une enquête immersive sur le monde ouvrier des zones de transit de marchandises.
Itinéraire avec Manuella, région parisienne, 2018. (Photo Hortense Soichet)
publié le 16 juillet 2020 à 17h31

Que cachent les paysages uniformes des zones périurbaines, «non-lieux» qui recouvrent les abords des villes françaises, selon des plans d’urbanisme en copié-collé ? Où mènent ces nationales sans charme et ces ronds-points ennuyeux ? Que se passe-t -il à l’intérieur de ces vastes entrepôts de tôle, gros parallélépipèdes sans imagination et sans fenêtres ? C’est dans la «France moche» que travaillent ouvriers et ouvrières de la logistique, maillons indispensables à la fluidité de l’économie contemporaine. Ils sont agents de tri, caristes, magasiniers et représentent 13 % de l’emploi ouvrier en France (17 en Allemagne). Peu montrés, ils œuvrent en coulisse, transparents.

Flux tendu. C'est à ces travailleurs que se sont intéressées trois photographes, dans le cadre d'une enquête, en France et en Allemagne. Cécile Cuny, Nathalie Mohadjer et Hortense Soichet sont parties de leur invisibilité même. Constatant que cet effacement allait de pair avec l'automatisation croissante du secteur, les trois jeunes femmes ont mené une grande enquête depuis plusieurs postes d'observation. Résultat d'une collaboration avec des experts, l'expo «On n'est pas des robots» à la Maison de la photographie Robert-Doisneau présente les arcanes de ce monde à flux tendu, tout en s'inscrivant dans l'approche humaniste chère à Doisneau, natif de Gentilly.

La logistique sous-tend notre quotidien : elle alimente aussi bien les rayons des supermarchés que la camionnette du livreur des plateformes d’e-commerce. Mobile, étendue et fragmentée, elle s’appréhende difficilement. A Marne-la-Vallée, Kassel ou Orléans, les trois photographes ont favorisé l’immersion et les entretiens, à l’aide de plusieurs approches (prises de vues en extérieur, ateliers avec ouvriers, portraits) et plusieurs supports (films, diaporamas, textes et photographies). Les gros plans vifs de Nathalie Mohadjer dans la zone industrielle de Dietzenbach frappent par leur intensité et inscrivent des morceaux de corps humain dans un rouage économique.

Extrait de la série Dietzenbach Nord.

 Photo Nathalie Mohadjer

Intérim. Dans les petits films tournés sur les lieux de vie des ouvriers, on distingue d'autres images : aux murs de la cantine et de la cafétéria s'affichent d'immenses photos de camions rutilants. Ces images dans l'image s'imposent aux murs comme celles des icônes de métal écrasantes. A l'étage, ce sont surtout les portraits sensibles d'Hortense Soichet et de Nathalie Mohadjer qui retiennent l'attention et nécessitent un temps de lecture.

Soudain, la logistique a un visage. Celui de Mostafa, manutentionnaire en intérim, celui de Nina, mère de deux enfants, divorcée, embauchée en entrepôt logistique, ou celui de Manuella, 32 ans, née en Centrafrique. Grâce à ces portraits sensibles, les vies précaires prennent la lumière. Elles acquièrent une épaisseur et une existence propre, hors des cadences robotiques de la logistique. C’est ce qui se passe quand sociologie, ethnographie et photographie marchent main dans la main.