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Libération
Tabous & interdits (3/7)

Tout pour mon toutou

La passion pour son animal de compagnie suscite souvent jugement et critique. Des amours sources de bénéfices financiers pour ceux qui savent en tirer partie.
Tulipe en pleine séance coiffure au salon Marie Poirier, en mai. (Photo Iorgis Matyassy.)
publié le 22 juillet 2015 à 17h06

L'endroit ressemble à s'y méprendre à un salon de coiffure au charme discret, niché dans un coin cossu du XVIIe arrondissement de Paris. Au-dessus du comptoir, s'accumulent les photos de clients célèbres déjà passés par ici, de Johnny Hallyday à Michel Sardou, tandis qu'à droite de l'entrée est disposée une foultitude d'accessoires chics et de cosmétiques dans un coin boutique. Mais c'est au fond du salon, à quatre pattes et en toute discrétion, que se font bichonner les clients. Bienvenue au salon Marie Poirier, «styliste canin de prestige».

Ici, on ne procède pas à de simples toilettages, mais on fait dans la mise en beauté des chiens «en fonction de leur morphologie». Et surtout, on se retrouve entre amoureux fous des animaux dans un havre reposant où l'on n'est ni jugé ni moqué pour cette passion dévorante bien souvent taboue. La parole y est libre, et personne ne se verra taxé d'être une «folle aux chats», «une mémère à chienchien» ou autre «zinzin». «On imagine le chien comme un tableau», explique tout naturellement la créatrice des lieux, Marie Poirier.

La patronne était esthéticienne jusqu'au début des années 90. C'est à cette époque que cette fada des cabots invente un nouveau genre de mise en beauté des yorkshires qui fera son succès. Fini les longs poils et l'éternelle couette vissée sur leur crâne, la «coupe Marie Poirier» ou «coupe new-look» est courte, avec un dégradé sur le corps et une tête plutôt arrondie. Un sacrilège pour les spécialistes de la race, mais l'engouement est là et, très vite, une quinzaine de yorkshires déboulent chaque jour dans son établissement parisien fraîchement ouvert. «Les gens commençaient à voir le chien autrement», se souvient-elle. Pas un simple animal, il est un compagnon, presque un égal, pour tous ces passionnés.

Ce jour-là, en guise de modèle, déboule d'un pas vif Snoopy, petit bichon blanc de 2 ans, suivi de près par sa maîtresse, Marie-Annick. Comme tous les deux mois, cette retraitée vient spécialement du Val-de-Marne pour faire entretenir le look de son «bébé» par sa toiletteuse habituelle. Après un bain et un brushing, vient le relooking. «Pas trop courts, les poils !» implore Marie-Annick, qui amène ici ses chiens depuis dix-huit ans. «Certes, c'est deux fois plus cher qu'en banlieue, mais quand on aime, on ne compte pas», dit-elle. La nouvelle apparence de Snoopy lui coûtera tout de même une centaine d'euros, le prix moyen pour les prestations du salon, qui débutent à 55 euros pour le bain des bichons, et peuvent atteindre 180 euros pour la coupe et l'épilation (des poils morts) d'un cocker américain. «Certains clients se privent pour pouvoir venir ici, observe Aline, employée du salon depuis dix ans. Il y en a qui peuvent dépenser 150 ou 200 euros par mois pour leur chien, mais peu leur importe parce qu'il est comme un membre de leur famille.»

Marie-Annick ne dit pas autre chose : elle décrit une relation «fusionnelle» avec Snoopy, qui ne la quitte pas d'un coussinet, que ce soit au restaurant, à la plage ou sous la petite tente qu'elle a achetée pour le protéger du soleil… «Il est comme un enfant», dit-elle, avant de se corriger, presque gênée : «Non, ça n'est pas le bon mot… Il a une place importante dans ma vie. Je suis veuve depuis huit ans, alors mon Snoopy, c'est mon Snoopy ! Je suis peut-être un peu gaga avec lui…»

Réflexologie, bain aromatique

Inutile de se justifier dans ce salon, ici on est loin du jugement de ceux que cette passion animalière dépasse. «La société française est très divisée sur ce sujet, constate Jean-Pierre Digard, ethnologue et anthropologue, directeur de recherches au CNRS (lire ci-contre). On a d'un côté les fous des animaux et, de l'autre, ceux qui leur sont indifférents, voire importunés par eux.» Ce sont deux mondes qui cohabitent autour des 11,4 millions de chats français et des 7,4 millions de chiens.

Chez les amoureux des poils, on ne craint pas de parler librement de son compagnon, ni de dépenser pour lui des petites fortunes : en 2014, les Français ont déboursé 4,3 milliards d'euros pour leurs bêtes. Un pactole qui témoigne de l'ampleur de cette passion secrète. «Il y a une folie totale autour des animaux de compagnie, mais il y a aussi un marché pour cela», appuie Jean-Pierre Digard. Un marché très inventif : gadgets et jouets high-tech (collier connecté ou à caméra embarquée), bien-être (spa, massages, shiatsu, bain aromatique…), pour des prix qui frôlent souvent la centaine d'euros, mais aussi pensions de luxe et pompes funèbres. Un secteur dans lequel Cédric Malin, Parisien de 35 ans, s'est lancé il y a quatre ans, via sa société Animémoire. «Le deuil animalier est parfois plus violent que pour les humains», observe-t-il. Mais leur rendre un dernier hommage est encore mal vu. «Beaucoup de familles craignent le jugement de leur entourage», analyse-t-il. Alors ses clients taisent bien souvent faire appel à ses services. Il leur en coûte entre 250 et 400 euros pour une pierre tombale en cimetière animalier, ou une urne personnalisée en cas de crémation. Les prestations, qui concernent aussi bien les chiens et chats que les hamsters, oiseaux et autres cochons, peuvent atteindre plusieurs milliers d'euros (en moyenne 3 500) pour ceux qui choisissent, par exemple, de faire réaliser un bijou en pierres précieuses, dans lequel sont incrustées les cendres de l'être aimé. Mais le gros enjeu du marketing animalier repose sur l'alimentation qui représente les trois quarts des dépenses des Français. Plus question de ne proposer que de vulgaires croquettes à Médor, il faut innover. Et séduire les maîtres.

Snoopy se fait coiffer. (Photo Iorgis Matyassy)

Haricots bio, viande blanche

Philippe Hénon l'a bien compris. Lui et son épouse Mary, américaine, ont décidé il y a trois ans de fabriquer des cupcakes pour chiens, après des carrières respectivement dans le marketing et la décoration. Au canard, à l'agneau, au poulet, ou à la mangue et aux fruits de la passion : que de la qualité, élaborée sous contrôle vétérinaire, martèle le patron de Made in Pet. Et, surtout, des recettes qui collent à l'évolution d'un «marché concurrentiel» et d'une société où il est de moins en moins «question de donner les restes à son chien», observe l'entrepreneur. Coût de la friandise : à partir de 13,50 euros (pour douze gâteaux miniatures), et jusqu'à près de 90 euros pour fêter dignement l'anniversaire de votre chère créature, avec un présentoir doré garni de 24 cupcakes, inspiré de la patrie de son épouse, où organiser des goûters canins est fréquent.

La start-up, située à Béziers (Hérault), garde pour elle son chiffre d'affaires, mais concède enregistrer des «paniers très confortables» sur son site internet, et espère atteindre 95 points de vente d'ici à la fin de l'année. «On vise plutôt une clientèle féminine, entre 26 et 45 ans, glisse Philippe Hénon. De plus en plus de gens veulent faire plaisir à leur animal. Où est le mal ?»

Ce ne sont pas les clientes de Marie Poirier qui le contrediront. Ce matin-là, dans son salon, Snoopy, le bichon, tombe truffe à truffe sur Ferrari, l'un de ses congénères de 5 ans, lui aussi venu pour une coupe de printemps. Au menu des débats entre leurs propriétaires : peut-on donner de la viande rouge à un bichon ? Plutôt non, tranche Rosy, maîtresse de Ferrari, coquette septuagénaire d'Asnières qui concocte, chaque soir, des haricots bio et de la viande blanche pour la bête, dont elle surveille le poids, mais à qui elle ne refuse pas un petit plaisir occasionnel : «Je ne vais que dans des grands restaurants. Je le mets à table, dans un sac Vuitton, et il m'arrive de partager mes plats avec lui.» Et, contrairement aux idées reçues, selon Michel Chanton, éthologiste comportementaliste canin, «il n'y a ni place réservée ni place interdite au chien. Le tout est de s'y tenir». On tombe toutefois dans l'anthropomorphisme quand «on oublie que l'animal est un animal, et qu'on attend de lui des réactions inappropriées, comme de la culpabilité par exemple».

Au salon Marie Poirier. (Photo Iorgis Matyassy)

Aux yeux de Rosy, rien n'est trop beau pour son petit canidé, à qui elle offre souvent vêtements et accessoires. Dernier en date : un harnais acquis 300 euros. Chaque matin, le petit maltais fait l'objet d'une toilette en règle : brossage de dents, nettoyage des yeux, coiffure et, si besoin, lavage des pattes au shampoing. Et pas question de se séparer de lui. «Même pour le confier à ma fille. Elle travaille, il serait seul trop longtemps et ne mangerait pas comme avec moi.» Au diable la thalasso, ou ce séjour au Maroc qui lui aurait pourtant fait envie. «De toute façon, je préfère les chiens aux êtres humains. Avec eux, au moins, pas de grossièreté, de vols ou d'agressivité», lâche-t-elle.

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