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interview

«L’intimité du lien entre celui qui mange et celui qui est mangé est primordiale»

Spécialiste de l’alimentation, le philosophe Olivier Assouly décortique le cannibalisme à travers les âges, les sociétés et les circonstances. Un interdit chargé de symboliques, qui n’est jamais très loin de resurgir.
(Photo Erwan Fichou)
publié le 24 juillet 2015 à 17h26

Olivier Assouly est philosophe, spécialiste de l'alimentation et du goût. Il a notamment publié les Nourritures divines : essai sur les interdits alimentaires (Actes Sud, 2002) et l'Organisation criminelle de la faim (Actes Sud, 2013).

Sommes-nous tous des cannibales en puissance ?

En puissance, certainement, au sens où le cannibalisme, dans des circonstances extraordinaires, résulte de la nécessité de manger d'autres hommes pour survivre. C'est la conséquence de la famine, notamment en Chine, que Yang Jisheng rapporte dans Stèles, la grande famine en Chine 1958-1961. Les faits de cannibalisme montrent surtout que la faim est capable de lever des inhibitions. Et cela nous renvoie ainsi à la présence d'un interdit d'une radicalité extrême, sans commune mesure, si ce n'est l'inceste, thématisé dans les religions et inscrit dans les mœurs.

L’enfant qui tête sa mère est-il un cannibale ?

Telle qu'elle est posée, la question tend à associer l'enfant à la cruauté d'une action dont il n'a pas encore conscience. Dans ses Trois Essais sur la théorie sexuelle, décrivant les stades du développement psychique de l'enfant, Freud établit qu'à la phase de succion succède la phase «orale» ou «cannibale», au cours de laquelle l'enfant dévore le sein de la mère. Par ailleurs, dès le XVIIIe siècle, lorsque des médecins affirment que le lait de la mère est une matière végétale, ce propos vise aussi à conjurer le danger de dévoration du corps de la mère par l'enfant, d'autant plus grave qu'à l'anthropophagie s'ajoute ici l'inceste.

Peut-on faire un lien entre sexualité et cannibalisme ?

Pour Sade, par exemple, les scènes d’orgie montrent que les divers organes du corps tendent à se mêler et se confondre ; il existe une sorte d’équivalence entre la bouche et le sexe. L’image sexuelle du cannibalisme se trouve étendue à la coprophagie lorsqu’on commence ainsi à consommer ses excréments, car il n’y a pas de limites à la satisfaction des pulsions boulimiques et, à terme, l’insatiabilité amène à consommer son propre corps.

Aujourd’hui, y a-t-il des circonstances extrêmes dans lesquelles l’on tolère ou tolérerait le cannibalisme ?

Sous sa forme réelle, il demeure totalement exclu. En revanche, il semble actif de fait, plutôt que toléré, à travers certaines formes symboliques ou métaphoriques qui sont loin de laisser transparaître clairement cette dimension anthropophagique. Je songe au rituel de l’eucharistie, où il est question d’ingérer le corps et le sang du Christ, rituel dont les protestants souligneront justement le caractère païen.

Ensuite, revenons sur la relation amoureuse, laquelle se montre propice, sans passage à l’acte, au désir de manger l’autre. Sur ce point, je songe aux analyses éclairantes de Jacques Derrida. Parce que l’amour renvoie à un état de fusion et à l’idée d’une unité où deux êtres se confondent, d’une certaine manière l’un avale l’autre. L’amoureux confie en toute innocence à l’être aimé qu’il aspire à le croquer, le manger, comme point d’accomplissement ultime de l’amour. Et l’on devine que l’acte d’amour tisse des liens étroits avec l’acte de dominer et de le faire par la destruction. Peut-être que, dans les sociétés primitives, la destruction de son ennemi, puis l’ingestion de parties de son corps sont autant une manière de le soumettre que de l’honorer en consentant à l’incorporer.

En quel sens le cannibalisme est-il un avatar de l’incorporation d’autrui ou même une opportunité d’intégration ?

Dans Tristes Tropiques, Lévi-Strauss distinguait les sociétés pratiquant l'anthropophagie, qui s'attachent à ingérer des individus porteurs de forces redoutables en vue de les neutraliser, des sociétés, en l'occurrence les nôtres, se caractérisant par l'anthropémie (du grec émein, «vomir»). Face au même problème que les premières, à savoir neutraliser des «êtres redoutables», on aurait opté pour une «solution inverse» consistant à expulser et exclure ces êtres, alors sans plus de contact avec l'humanité. Paradoxalement, l'ingestion de l'autre des peuples primitifs procède de la reconnaissance de l'autre dans sa singularité.

Dans l’histoire de l’humanité, comment l’homme a-t-il été amené à manger d’autres hommes ?

Au-delà de la nécessité alimentaire, l’incorporation de l’autre recoupe plusieurs fonctions, comme celle de faire sien une partie du pouvoir et de la force de l’ennemi ainsi ingéré. L’organisation rituelle du cannibalisme porte la limitation de sa propre violence en raison du choix réduit des parties du corps à consommer et du caractère social, quasi religieux, de la consommation. De ce point de vue, étant symbolique, ce geste appartient en propre à l’homme, excluant la simple consommation des chairs d’un cadavre car il faut, comme dans le sacrifice animal, que la mise à mort soit expressément planifiée.

Pourquoi l’homme a-t-il arrêté un jour de manger ses semblables ?

Pour Freud, l'anthropophagie est une caractéristique essentielle de la genèse de la société. Dans Totem et Tabou, il décrit la horde primitive qui commet le meurtre du père afin de se soustraire à son autorité et alors incorporer ses forces. Ce que les enfants ingèrent avec et au-delà du corps organique du père, c'est la loi du père et c'est à travers cet acte d'introjecter le corps du père que se fonde à l'origine la société. En passant à l'acte, ce crime mythique et originaire est fondateur : c'est en incorporant la loi à travers l'acte de manger le père que ses descendants excluent la répétition du repas cannibale et fondent l'interdit du cannibalisme.

Pourquoi préfère-t-on le meurtre animal au cannibalisme ?

A sa façon, le meurtre animal fait écran au cannibalisme, qu’il perpétue sous une autre forme. Et le refus du meurtre animal exprimé dans le végétarisme pourrait frayer une voie à une résurgence de cannibalisme. Posons que la consommation de viande est accessoire, autrement dit remplaçable par des denrées d’origine végétale fournissant les apports requis en protéines. A partir de là, ce geste de tuer et de manger l’animal revêt aussitôt un caractère symbolique, fondateur, au regard du système religieux et social, qui sert également de substitut au cannibalisme. Il existerait un végétarisme réactionnel, s’immisçant toujours contre la culture, comme voué au refoulement de sa propre tendance au cannibalisme. Il faut songer qu’aux sources mêmes de la critique des pratiques dites barbares persistent des motivations à l’origine de ces mêmes actes.

Le cannibalisme se résume-t-il à l’élargissement de nos frontières alimentaires ?

Il y a dans le cannibalisme une dimension unique qui échappe à l'acte alimentaire où se nourrir passe par le goût, la mise en bouche et encore par la digestion, et en vue du renouvellement de nos forces. Ce qui nourrit aurait moins besoin d'être aimé que, plutôt, apprécié ou dégusté. L'aliment s'offre au goût et à l'estomac, l'être aimé à la morsure, à la dévoration, à la mise en bouche. En ce sens, le cannibalisme s'applique à l'autre comme personne, sans le refuge de l'anonymat : tel père dévoré par ses enfants chez Freud, tel ennemi chez les primitifs, ou tel amant. L'intimité du lien entre celui qui mange et celui ou celle qui est mangé est primordiale. A l'opposé, tout le processus de mise à mort rituel ou industriel de l'animal, et ce n'est pas un hasard, repose, lui, sur la négation de la forme «personnelle» de l'animal au terme d'un sacrifice qui le transforme en viande et, qui plus est, aujourd'hui, en source de protéines. L'animal remplit une fonction comme produit carné. Je songe, au passage, à ces rémanences de cannibalisme dans le récit des Trois Petits Cochons, chacun d'eux ayant un nom, indice de la présence d'une forme de cannibalisme. A ce stade, la dépersonnalisation de l'animal n'a pas eu lieu. Notre nécessité sociale de nier l'animal comme «sujet» exprime négativement et en creux ce cannibalisme. Et l'obsession d'un aliment carné nourrissant ou diététique, comme devant être coupé de sa fonction sacrificielle et symbolique, pourrait servir à conjurer un cannibalisme sans cesse ressurgissant.