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La chère de sa chair

Pour favoriser la décroissance et réduire l’effet de serre, l’autoconsommation peut avoir du bon. Petite mise en bouche avec une recette de fessier pané à l’anglaise.
(Photo Erwan Fichou)
publié le 24 juillet 2015 à 17h26

Avez-vous déjà songé à vous manger vous-même ? Vous déguster, vous savourer autrement qu’en effleurant avec satisfaction et narcissisme votre cuisse musclée ou votre bras mordoré par le chaud soleil de juillet. Il s’agirait là de se bouffer pour de vrai, tout cuit, peut-être un peu cru mais plus sûrement saisi, braisé, bouilli, en cocotte lutée, pourquoi pas snacké à la plancha. Non, ce n’est pas une lubie que ce projet d’égocannibalisme, mais une idée qui a longuement fait son chemin, un choix qui a mitonné comme un gigot de sept heures ou une daube provençale.

Au départ, tout ça, c’est la faute d’une hampe. Longtemps, ce bourrelet de muscle soudant le diaphragme aux côtes chez le bœuf a fait les délices de nos samedis midi avec une poignée de pommes de terre sautées. On aimait contempler sous la lame experte du tripier ce morceau aux fibres longues d’un rouge foncé virant au brun. On l’appréciait rassis comme la sauvagine, humant le sang fade de sa chair en dépliant le papier de boucherie.

Que ça grille, que ça gicle, que ça fricasse, que ça grésille

Puis on lui faisait subir grand feu dans une poêle de tôle d’acier culottée par des centaines de grillades. Il fallait que ça grille, que ça gicle, que ça fricasse, que ça grésille furieusement sur le beurre fondu où l’on retournait d’une fourchette impatiente l’impétrante du marché du Pré-Saint-Gervais. Et puis, quand notre hampe avait croûté comme argile au soleil, on la déposait sur une assiette chaude avant d’entamer l’ultime et crucial cérémonial : la confection du jus. Car c’est un crime de déguster sa hampe sans les sucs que vont décoller trois cuillères d’eau chaude dans la poêle. Qui n’a jamais trempé des mouillettes de baguette fraîche dans pareille luxure ne peut prétendre aimer la viande, et à plus forte raison la hampe.

Mais la hampe s’est faite rare et décevante quand on réussissait encore à la débusquer entre la salade de langues d’agneau, le cœur de bœuf et les joues de porc. C’était fini de sa tendreté, de la force et de la finesse de son goût et, surtout, de la modicité de son prix. On a donc renoncé à la hampe comme à la côte de porc, devenue aussi insipide qu’un morceau de semelle en crêpe ayant rendu une mare de flotte dans la poêle. Il faut dire aussi que les élevages en batterie, les abattoirs taylorisés et autres usines à viande ont largement alimenté notre dégoût pour le poulet saumuré et le cochon hors-sol sous Prozac. Mais le coup de grâce est venu du nouvel étiquetage de la viande en grandes surfaces, bannissant le vocabulaire fleuri de nos loucherbems (paleron, gîte, poire, araignée, jumeau…) au profit d’un classement pauvret prenant le mangeur pour un veau de stabulation.

Caïn a chopé le téton d’Eve

Comment dans ces conditions peut-on encore légitimer le meurtre animal pour nourrir 7 milliards d’humains, alors que leur autoconsommation favoriserait l’indispensable décroissance et réduirait l’effet de serre provoqué par l’élevage ? L’humanité a tout à gagner à se bouffer elle-même, surtout qu’elle en a pris le chemin dès que Caïn, vorace, a chopé le téton d’Eve pour une belle montée de lait maternel.

Mais attention, il ne s'agit nullement de croquer dans l'autre, la dévoration des petits enfants n'étant tolérée que dans les contes de Perrault et les Peintures noires de Goya (voir Saturne dévorant un de ses fils). Il ne faut pas non plus que la coercition ou une forme de nécessité impérieuse impose l'égocannibalisme. On a tous en tête la mine défaite des infortunés passagers du Radeau de la Méduse (Théodore Géricault, 1818-1819), obligés de mâchonner des tranches de cadavres. Non, il s'agit ici de promouvoir une forme d'autarcie hédoniste où le viandard bénéficiera d'une nourriture saine et abondante en sa personne. C'est pourquoi on préférera le terme d'«égocannibalisme» à celui de d'«autophagie», beaucoup trop barbare et névrotique.

On s’interdira également des pratiques fait-diversières et partageuses, comme l’histoire de cet ingénieur allemand qui, en 2001, avait passé une petite annonce pour proposer de déguster avec lui son pénis, qui fut flambé, puis rôti. Inutile également de confier à vos voisins votre nouveau régime alimentaire. Pour bien vivre sa propre dévoration, mieux vaut rester caché et ainsi éviter que l’on ne vous prête une réputation de mauvais goût. On a tous en tête l’énigmatique et sinistre histoire d’Issei Sagawa, cet étudiant japonais (aujourd’hui âgé de 66 ans) qui, en juin 1981, avait tué et en partie mangé une étudiante néerlandaise à Paris. Déclaré irresponsable pénalement, il rentra au Japon où, entre autres, il tourna des films de cul et apparut dans des publicités pour des restaurants de viande.

«Quel goût vais-je avoir ?» C'est la question que l'on se pose d'emblée avant le premier repas de soi-même. Pour éviter tout arrière-goût intempestif, renoncez à vous asperger de Chanel N°5, de Pour un homme de Caron ou de Axe Dark Temptation. Pour le reste, on peut s'en remettre au Monde à table (éditions Odé, 1955) où, au chapitre «Cannibales», on rapporte le témoignage d'un missionnaire du Saint-Esprit se présentant en 1890 devant le chef noir de la tribu des Bondjos : «La chair d'un Blanc, et surtout d'un chef blanc, est excellente avec des bananes ; il n'y a pas de peau ; je ne vois que de la graisse.» L'ouvrage cite également un explorateur nommé Roger Chauvelot pour qui «la chair la plus estimée est celle de l'Océanien, car celle de l'Européen possède un goût désagréable». On y apprend également que, «d'après les connaisseurs», les morceaux de choix sont «la paume de la main, les côtes, l'arrière-train, le haut des cuisses».

Les yeux plus gros que le ventre

Surtout, évitez de vous compliquer la vie pour votre premier gueuleton de vozigue. Commencez par déboucher un blanc frais qui vous mettrait dans l'ambiance, comme un pouilly fumé ou un sancerre. Puis optez pour l'un de vos morceaux préférés, qui plus est facile d'accès. Le grand fessier (gluteus maximus) est souvent plébiscité, mais le mangeur, ayant les yeux plus gros que le ventre, ne viendra pas à bout en un seul repas de ce qui est le plus gros muscle du corps humain. Aussi, nous vous conseillons d'en congeler une partie pour un prochain repas et de sublimer le fessier restant avec une recette incontournable de la bonne cuisine : l'escalope panée. Mieux que l'Ambre solaire, la panure à l'anglaise sied au cul quand il doit passer à table. Commencez par attendrir votre séant autrement que par la fessée anglaise, avec un rouleau à pâtisserie appliqué à des tranches que vous rendrez les plus fines possible. Salez et poivrez-les. Passez les escalopes dans la farine, puis trempez-les sur les deux faces dans une assiette creuse contenant des jaunes d'œuf battus, puis posez-les dans une autre assiette de chapelure. Faites chauffer de l'huile avec du beurre dans une poêle et faites-y cuire vos escalopes à feu vif.

Idéalement, vous accompagnerez cette variante très personnelle de la Wiener Schnitzel d'une salade de pommes terre avec un peu d'estragon frais ciselé et une rafraîchissante salade de concombres.

Lundi : les crimes sans coupable(s) et les accidents sans responsable(s)