Il a porté plainte contre le tsunami. Faire rendre gorge aux vents et marées ? Convoquer à la barre des vagues plus fortes que des barrages ? «Je ne crois pas que les accidents soient dus à la fatalité.» Durant les mois qui ont suivi le raz de marée de Noël 2004, Stéphane Gicquel est parti en Thaïlande pour chercher le corps de ses proches. Il y a trouvé des questions. Pourquoi tant de morts à l'hôtel où logeaient sa belle-sœur et ses trois enfants, quand il y en a eu beaucoup moins dans l'établissement voisin ? Il porte plainte en France, un juge d'instruction est saisi, qui découvre qu'un climatologue thaïlandais avait prévu le risque de tsunami en cette période - sans être écouté par les autorités. Que le jour du raz de marée, l'hôtel n'avait pas réagi assez vite aux coups de fil des policiers.
«Il n'y a plus de mort naturelle», résume Antoine Garapon, de l'Institut des hautes études sur la justice. Plus d'aléas tragiques. «On ne supporte plus le deuil, le vrai : c'est-à-dire le rien, témoigne Michel Dubec, expert psychiatre auprès des tribunaux. Ni le hasard. La psychanalyse a induit la croyance que l'on peut tout interpréter. Un lapsus, un rêve ne peuvent être hasardeux. On n'a plus le droit de dire: "Ma langue a fourché". »
Odieuse amnistie
Les accidents sans responsable comme les crimes sans coupable nous sont intolérables. Le juriste Gabriel Tarde notait déjà, à la fin du XIXe siècle, que l'impunité était de moins en moins acceptée dans les sociétés modernes. Et désormais, «la quête de sécurité occupe la place de l'espérance religieuse», selon le magistrat Denis Salas.
En une décennie, les classements sans suite ont été réduits à néant. L'amnistie est devenue odieuse : plus question de passer l'éponge par la grâce du 14 Juillet, même sur les petits délits. Depuis plus de deux siècles, la société française s'autorise un droit à l'oubli : l'auteur d'un crime ne peut être poursuivi pour des faits commis il y a plus de dix ans (1). Mais là encore, deux députés ont rendu en mai un rapport préconisant le doublement des délais de prescription. Motif : l'allongement de la durée de vie, mais aussi la foi dans la police scientifique. Le dépérissement des preuves, qui plaidait pour la prescription, ne tient plus à l'heure de l'ADN. «Derrière cette recherche permanente des causes, il y a au fond une foi très optimiste dans le progrès et la science : l'opinion est devenue positiviste, décrypte l'avocat Jean Danet, membre du Conseil supérieur de la magistrature. On le voit bien avec le succès des séries policières, trouver le coupable est devenu le grand jeu télévisuel.» L'affaire du petit Grégory a pourtant démenti cet optimisme : même sous les microscopes, les cordelettes sont restées muettes.
Surtout, notre société serait devenue hypermnésique. «Il y a une attente palpable chez les citoyens de ne pas laisser de crime impuni, expliquait Georges Fenech, l'auteur (LR) du rapport sur la prescription. Nous sommes dans une société de la mémoire.» Au point que dans son dernier livre, Denis Salas repense la définition de l'erreur judiciaire (2). A la tradition dreyfusarde qui y voit l'injustice frappant un innocent accusé à tort, le magistrat essayiste ajoute un second versant, sa figure inversée : l'erreur judiciaire qui laisse un délit impuni, «l'erreur d'impunité». Car, écrit-il, «il y a une mutation du sens de l'injustice ».
L'opinion cherche aujourd'hui non seulement celui qui a agi, mais aussi celui qui n'a pas empêché le drame. Le garagiste qui a manqué de repérer la fuite d'huile. Le juge qui a relâché l'assassin qui ne l'était pas encore. «On reconstitue alors l'histoire à rebours : à partir de la mort, on remonte à un responsable», note l'ancien juge Antoine Garapon.
On le sait, même les fous n'ont plus d'excuse (qui en droit se disait «abolition du discernement» et interdisait le procès). «Aujourd'hui, on ne peut plus croire au diable, alors on croit au fou diabolique et on veut à tout prix le juger, regrette le psychiatre Michel Dubec. Mais la nouveauté, c'est que la diabolisation du malade mental concerne tous ceux qui l'approchent.» Le médecin qui n'a pas «su» le soigner ou l'hôpital duquel il s'est échappé. Comme lorsqu'un schizophrène fuyard a tué un étudiant à Grenoble en 2008, poussant Nicolas Sarkozy à demander une loi sur l'hospitalisation des malades mentaux. «Le fou est contagieux», résume Dubec. Le crime aussi.
Le droit s'est adapté. L'article 121-3 du code pénal pose d'abord un principe clair et ancien : «Il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre.» Mais il poursuit aussitôt : «Les personnes qui n'ont pas causé directement le dommage, mais ont créé la situation qui a permis sa réalisation sont responsables pénalement [si elles ont] violé une obligation de prudence ou de sécurité.» Malgré la médiatisation de ces affaires visant médecins, élus ou entreprises, les condamnations pour mise en danger d'autrui ou homicide involontaire sont rares. Les quatre ans de prison ferme infligés en décembre à René Marratier, l'ancien maire de La Faute-sur-Mer où la tempête Xynthia a fait 29 morts en 2010, relèvent du jamais vu (le maire a fait appel). Dans l'affaire du crash du Concorde à Gonesse, la cour d'appel de Versailles a estimé dans son jugement qu'il était «inacceptable que cet aéronef ait pu conserver son certificat de navigabilité», avant de relaxer les prévenus. L'erreur pointée par l'expertise ne fait pas forcément la faute pénale.
Il y a aussi tous ces responsables qu'on ne cherche pas. «Notre société à qui il semble si naturel de trouver des coupables a-t-elle pensé à punir un responsable à la crise financière de 2008 ? questionne le juriste Bernard Harcourt. Notre système est plus prompt à chercher le délinquant, l'individu "responsable" qui aurait fait un "choix de vie". Cela lui permet de se dédouaner. La recherche du coupable n'est pas qu'un désir humain, c'est aussi ce qui sous-tend toute une économie politique.»
«Civiliser la catastrophe»
Pour Stéphane Gicquel et les autres victimes du tsunami, la quête a tourné court. La Thaïlande a refusé de coopérer avec le juge français, qui a dû se résoudre à prononcer un non-lieu. «Mais on s'était fait notre vérité», dit-il. Avant le tsunami, Stéphane Giquel travaillait dans le secteur bancaire. Il a quitté son poste pour devenir secrétaire général de la Fédération nationale des victimes d'attentats et d'accidents collectifs. «La victime a besoin de récit, explique-t-il. Or, aujourd'hui, la justice pénale est la seule scène où celui-ci peut se jouer. Qui a encore confiance dans la parole officielle et le récit des autorités ? Le procès est là pour civiliser la catastrophe.»
«On peut se libérer des curés, du marxisme, de tous les interdits sexuels, mais on tombe sur quelque chose d'autrement menaçant : la mort, conclut Antoine Garapon. C'est elle, le grand tabou, l'événement des événements, la confrontation à l'intolérable. Il faut chercher un responsable à la mort.» En Thaïlande, Stéphane Gicquel a croisé des «gitans de la mer», ces nomades du littoral, qui, lors du tsunami, ont reconnu les premiers signes du cataclysme et sauvé des touristes. Il leur a demandé pourquoi ils vivaient dans des maisons sur pilotis. «Ils m'ont répondu qu'une tradition ancestrale interdisait la construction de maisons sur le littoral. Ils continuaient à y être fidèles, sans en connaître vraiment la raison.» Ceux-là ne cherchaient pas d'autres explications.
(1) Si toutefois aucun acte de procédure n'est venu faire repartir le compte à rebours à zéro.
(2) Erreurs judiciaires (Dalloz).
Mardi :l’amour du mauvais goût