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Libération
Interview

Bernard Harcourt «Le hasard pourrait aussi avoir sa place dans la fixation des peines»

Selon ce professeur de droit en France et aux Etats-Unis, à chaque fois qu’on a voulu rationaliser le châtiment, cela s’est fini en tragédie. Alors pourquoi donner un sens à la peine ?
publié le 26 juillet 2015 à 17h06

Dans le Tiers Livre de Rabelais, le juge Bridoye rend ses jugements en lançant les dés. Ce n'est pas tout à fait ce que propose le juriste Bernard Harcourt, professeur à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess) et à la Columbia University à New York. Mais pour dénoncer les excès de la raison qui, depuis les Lumières, veut toujours (et en vain) donner un sens à la peine, l'Américain propose de faire du hasard un acteur du système judiciaire (1).

Pourquoi faire une place au hasard en justice ?

Parce que tous les projets cherchant à donner un sens à la peine ont échoué ! La phrénologie, la pénitence cellulaire… à chaque fois qu’on a voulu rationaliser le châtiment, cela s’est fini en tragédie. Aujourd’hui, la mode est à la méthode actuarielle. Elle s’appuie sur le niveau d’étude, l’âge, la situation professionnelle, les addictions, pour «mesurer» les risques qu’aurait un individu de récidiver, et donc pour définir une peine. Malgré son vernis scientifique, cette méthode ne prédit pas le comportement à venir, mais plutôt la probabilité qu’a l’individu de se faire prendre par la police.

Mieux vaudrait distribuer les peines de prison au petit bonheur la chance?

Non. Mais les contrôles d’identité devraient être aléatoires. Les policiers devraient cesser le profilage pour ne procéder à une arrestation qu’à chaque millième passant. Ils contrôleraient une population plus diversifiée, découvriraient d’autres délits, et nos préjugés s’en trouveraient changés. Aux Etats-Unis, par exemple, l’usage de drogue est assez bien distribué parmi les différentes classes sociales, chez les Blancs comme chez les Noirs - et cela n’apparaît pas dans les condamnations. Le hasard pourrait aussi avoir sa place dans la fixation des peines. Combien d’années de prison valent un vol ou un meurtre ? Comment mettre une valeur sur ça ? On ne sait pas. On fixerait un barème préétabli pour chaque délit, une fourchette dans laquelle on tirerait au sort la sanction. Même chose pour les libérations conditionnelles. Faut-il libérer cet homme ? Loterie.

La justice n’est-elle pas une affaire trop sérieuse pour être laissée au hasard ?

Le hasard a été utilisé dans l’histoire pour des choses très graves. Aux Etats-Unis, on a tiré au sort les jeunes hommes qui iraient se sacrifier au Vietnam. Quand on ne sait pas comment choisir, on se tourne vers la loterie. Face au crime, c’est la même chose, certains se tournent vers la psychanalyse, d’autres cherchent une faille biologique, mais il faut accepter qu’on ne sait pas quelle peine se justifie.

Mais le hasard n’a aucun sens ! Une société doit donner du sens à ses punitions.

A chaque époque, on tente de créer un projet moral, politique, scientifique, pour comprendre, justifier… Ça donne peut-être du sens dans le présent, ça nous rassure et nous déculpabilise. Mais cinquante ans plus tard, la morale a changé, la science a évolué et on voit bien que tout cela était absurde ou terrifiant. Aujourd’hui, au Texas, un homme qui tue l’amant de sa femme bénéficie par exemple de circonstances atténuantes car c’est un «crime passionnel». Aux Etats-Unis, un homme trop pauvre pour s’offrir un bon avocat risque davantage la peine de mort qu’un riche. Est-ce plus juste que l’aléatoire ?

Et le hasard, dites-vous, n’est aujourd’hui pas absent de la justice.

En Louisiane, les juges départagent des candidats arrivés ex aequo à une élection en tirant à pile ou face. Au Nouveau-Mexique, c’est par un coup de poker. Beaucoup de pays punissent moins fermement une tentative de meurtre qu’un meurtre accompli, même quand seul le hasard a fait la différence. En 2009, aux Etats-Unis, seuls 47 % des crimes violents ont donné lieu à une arrestation. C’est «la loterie de l’arrestation»… Pousser plus loin le hasard, ça ne serait pas créer un monde sans conséquence, mais un monde où on arrêterait de vouloir faire faire quelque chose avec la peine.

(1) Lire son article à ce sujet dans le deuxième numéro de la revue Grief, Dalloz, éditions EHESS.