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Libération
Récit

La machine à remonter le vivant

Surfant sur les progrès de la génétique, des chercheurs souhaitent recréer des animaux disparus, comme le mammouth ou l’aurochs. Une quête controversée appelée «dé-extinction».
(Photo Klaus Pichler. Anzenberger)
publié le 29 juillet 2015 à 17h26

Une étendue herbeuse arrachée à la terre glacée, perdue dans l’Extrême-Orient russe. Des bisons, des rennes, des bœufs musqués cernés par des kilomètres de barrières. Le Parc du pléistocène est une réserve naturelle hors du temps, une steppe calquée sur un environnement disparu depuis une dizaine de milliers d’années. A l’origine de cet endroit, le chercheur Sergey Zimov et son fils, Nikita. Les deux hommes ont tout préparé pour la pièce manquante de leur toundra. Ils attendent le mammouth laineux, l’animal préhistorique qui viendra compléter l’écosystème qu’ils ont recréé. Ils savent que la renaissance du géant n’est plus un rêve.

Les espoirs de la famille Zimov reposent sur une idée en vogue : la recréation d'espèces disparues, aussi appelée «dé-extinction». Le concept rappelle les plus belles frousses du fantastique, Jurassic Park en tête. Sauf que ce n'est plus seulement de la fiction. Des scientifiques y travaillent très sérieusement. «Je pense que nous verrons la naissance du premier mammouth ou d'une créature qui lui ressemble dans les vingt prochaines années», prédit Nikita Zimov, directeur du Parc du pléistocène. Le monde perdu serait donc à portée d'éprouvette.

Grenouilles et bouquetins

La dé-extinction a pour objectif de recréer, grâce à nos connaissances en génétique, des espèces éteintes, afin qu'elles fassent leur grand retour dans la nature. La première méthode utilisée est l'élevage sélectif des animaux, une vieille idée exploitée par l'agriculture industrielle pour donner naissance à des races plus productives. Suivant ce principe, le projet Uruz veut retrouver l'aurochs sauvage, un ancêtre du taureau éteint depuis le XVIIe siècle. En sélectionnant soigneusement des bovins partageant un patrimoine génétique proche de celui de l'aurochs et en assurant leur reproduction sur plusieurs générations, les chercheurs espèrent obtenir un animal très semblable au bovidé disparu. Le processus requiert de la patience. Des expériences similaires ont déjà été menées dans les années 30. A l'époque, les frères Heck, deux biologistes proches du régime nazi, avaient tenté de reconstituer l'aurochs en réalisant divers croisements.

La seconde technique de dé-extinction est plus controversée. Il s'agit du clonage. Si l'on dispose des cellules d'une espèce disparue, il est possible de la recréer en isolant un noyau cellulaire et en le fusionnant avec l'ovocyte énucléé d'un animal proche. En Australie, le projet Lazare s'échine ainsi à ressusciter une grenouille éteinte, Rheobatrachus silus, laquelle avait la particularité d'avaler ses œufs et de donner naissance par la bouche. Pour le moment, les chercheurs australiens n'ont pas réussi à dépasser le stade de l'embryon.

En Espagne, un labo a été plus loin que tous les autres. Pendant quelques minutes, il tenait le premier spécimen vivant issu d’une espèce disparue. L’histoire commence en 2000, lorsque le dernier bouquetin des Pyrénées, une femelle nommée Célia, est tué par la chute d’un arbre. Sachant l’espèce à l’agonie, des scientifiques en ont conservé des tissus, donc du matériel génétique. Ils retirent le noyau d’une cellule de Célia pour l’assembler avec un ovocyte de chèvre. L’œuf obtenu est ensuite porté par une bique domestique, et celle-ci parvient à donner naissance à un bouquetin des Pyrénées en 2003. Le clone chétif lutte pour respirer, sans y parvenir. Puis retourne à la nuit.

Lambeaux de chair millénaires

La technique finira par fonctionner, assurent les chercheurs. Ce n'est qu'une question de temps. Ceux qui rêvent d'un «Parc du jurassique» peuvent néanmoins revoir leurs plans. Les dinosaures ne pourront pas être récréés de la même façon, car leur ADN est trop ancien pour être exploitable. En revanche, les derniers mammouths ont disparu plus récemment, il y a quelques milliers d'années. On retrouve régulièrement des pachydermes en bon état, congelés dans le permafrost sibérien. Le rêve des Zimov serait-il réalisable ? «Nous ne trouverons jamais de cellule vivante de mammouth, douche Beth Shapiro, biologiste de l'évolution et professeur associée à l'université de Californie (1), ce qui veut dire qu'on ne peut pas cloner cet animal en utilisant la technique qui a permis de donner naissance à la brebis Dolly, au milieu des années 90. Nous devons recourir à une technologie différente - si tant est que nous voulons vraiment ressusciter le mammouth.» Des hommes continuent à y croire. Ils sondent le sol gelé à la recherche d'une dépouille mieux conservée que les autres. A Séoul, le controversé docteur Hwang Woo-suk, spécialiste du clonage d'animaux domestiques, annonce la renaissance du mammouth comme son prochain exploit. Dans son laboratoire, penché sur des lambeaux de chair millénaires, il essaie d'extraire des cellules exploitables, en vain. Il sait que la mère porteuse de son embryon sera un éléphant d'Asie - l'espèce la plus proche du mammouth. Le Sud-Coréen a déjà tout prévu.

Cloner, modeler le vivant au mépris des risques et du hasard, en démiurge inconscient, voilà ce que dénonçait Michael Crichton, l'auteur de Jurassic Park (1990). Son roman était une violente charge contre les manipulations génétiques, dont le message semble avoir été oublié au profit du pop-corn. Aujourd'hui, la dé-extinction est à la mode, notamment parce qu'elle s'est trouvé des partisans très influents. Parmi eux, la fondation américaine Long Now, qui s'est emparée de ce sujet qu'elle présente, de façon positive, presque chevaleresque, comme du «sauvetage génétique».

Le retour de la tourte voyageuse

Sur son site Internet, la fondation a listé les animaux dignes d'être «sauvés», c'est-à-dire recréés. Y figurent le dodo, le thylacine, le mammouth laineux… Ses équipes n'en sont pas encore là. Leur programme le plus avancé concerne un volatile appelé tourte voyageuse (passenger pigeon en VO) qui représentait, à la fin du XIXe siècle, 40 % de la population aviaire des Etats-Unis. Dans l'imaginaire américain, l'animal est aussi mythique que le colt ou le Coca-Cola. «La source de protéine la moins chère du pays», dit Stewart Brand, cofondateur et président de la fondation Long Now (lire ci-contre). L'oiseau a été chassé, chassé et chassé encore. En 1914, la dernière tourte voyageuse s'est éteinte au zoo de Cincinnati. Elle est devenue l'étendard de la fondation américaine, qui travaille actuellement au décryptage de son génome, et annonce la renaissance du volatile pour 2022.

Beaucoup de scientifiques considèrent ces multiples tentatives de dé-extinction comme des absurdités, des lubies, voire un aller simple pour l’île du docteur Moreau. Le bricolage génétique ne donnera jamais naissance qu’à des répliques, des ersatz d’espèces originelles. Les néo-bestiaux auront l’apparence de leurs ancêtres, mais quid du comportement, du développement, surtout si l’animal est l’unique membre de son espèce ? La dé-extinction implique aussi l’existence de bêtes sans milieu naturel, condamnées au zoo ou au spectacle à défaut de pouvoir retrouver leur place dans la nature. Sans parler de l’impact écologique de leur arrivée : propagation de nouvelles maladies, disparition d’autres espèces… Les conséquences restent imprévisibles.

A la tête de l'équipe chargée de recréer la tourte voyageuse, Ben Novak oppose aux critiques un optimisme en acier trempé. Il regrette qu'aujourd'hui, «la lassitude et le fatalisme» dominent au sujet de la protection de l'environnement. «Nos projets ont pour objectif de générer de l'enthousiasme et, surtout, d'insuffler l'espoir qu'il existe un avenir meilleur pour la faune sauvage», affirme la recrue de la fondation Long Now.

Néandertal, frontière ultime

Alors que l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) recense 22 784 espèces menacées d'extinction, certains craignent que les entreprises de recréation d'animaux disparus accaparent l'attention et les fonds au détriment d'enjeux plus pressants. «L'érosion de la biodiversité est catastrophique, s'inquiète Caroline Lepage, journaliste scientifique (2). Au lieu de jouer aux apprentis sorciers et de s'inventer de nouveaux soucis, nous devrions plutôt investir dans les parcs protégés, la lutte contre le changement climatique…»

La dé-extinction pourrait se poursuivre bien au-delà des pigeons américains. D'aucuns se penchent sur le cas Néandertal, espèce à part mais qui nous rapproche de l'interdit, frontière ultime - le clonage humain. Pour l'instant, la recréation d'animaux disparus fait peu de bruit en France, alors que cette idée semble passionner le monde anglo-saxon. «Peut-être est-ce dû à notre culture de la raison et à une certaine conscience du danger, analyse Caroline Lepage. Mais si des chercheurs étrangers progressent rapidement, nous serons obligés d'avoir ce débat, nous serons devant le fait accompli.» Tourtes voyageuses, grenouilles, bouquetins et mammouths clonés s'imposeront alors à nous, comme une Arche à la dérive. Et il sera trop tard pour quitter le navire.

(1) How to Clone a Mammoth : the Science of De-extinction, de Beth Shapiro (Princeton University Press, 2015, non publié en France).

(2) Les dinosaures sont parmi nous, de Caroline Lepage, 238 pp., 18 €, éditions du Moment (2015).

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