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Jean d’Ormesson remet Proust à l’heure

Imaginons... En 2022, Jean d'Ormesson accepte de relever le défi: écrire une suite à "la recherche du temps perdu", cent ans après la mort de Marcel Proust. Jean d'O lève le voile sur ses ambitions d'écrivain et la construction de son "temps relancé" dans une lettre, forcément apocryphe, à un ami.
(Illustration Sylvie Serprix)
publié le 31 juillet 2015 à 18h11

Cher Paul,

Voilà trois mois que tu refuses de me parler, comme si j'avais trahi la confiance née de notre vieille amitié ou, plus simplement, séduit ta seconde femme - à moins que ce soit elle qui, comme Odette avec Forcheville, n'ait séduit le vieux con que tu me soupçonnes d'être prématurément devenu. D'une certaine façon, je te comprends. Il n'est pas simple d'admettre, pour un lecteur de Proust aussi passionné que toi (devrais-je écrire «intransigeant» ?), qu'un écrivain puisse oser une suite, aussi modeste soit-elle, à la Recherche. Ce n'est pas un défi, m'as-tu dit à notre dernière rencontre, c'est simplement une imbécillité ou un acte de mercenaire, voire les deux, les cyniques étant toujours moins intelligents qu'ils ne croient. Tu ne seras pas surpris d'apprendre que j'y ai réfléchi et que je suis d'accord avec toi. Tu m'as convaincu, et c'est pourquoi… j'ai décidé de l'écrire, cette suite.

D’une part, l’imbécile qui est en moi a accepté de relever un défi que nul ne lui lançait. Cet imbécile est proéminent, il faut toujours s’en méfier, le mieux est de lui donner de quoi l’occuper : sans activité, il ne cesse de menacer l’écrivain qui tente de lui échapper, souvent sans succès, quoique, dans mon cas, avec un certain succès éditorial.

Si l'on m'a proposé d'écrire une suite au Temps retrouvé, le dernier volume de la Recherche, c'est d'ailleurs, comme tu t'en doutes, à cause de ce succès, ou grâce à lui. Je n'aurais jamais imaginé me lancer dans un projet pareil si les éditions Grasset ne l'avaient fait pour moi, et si l'éditeur n'avait su me convaincre avec cet argument si pertinent, développé avec un sourire en coin : pourquoi n'écririez-vous pas une suite au grand roman de Proust pour ceux qui ne l'ont jamais lu ? Et, ajouterais-je, ne le liront sans doute jamais. Je fais donc une infidélité à Gallimard, mais voilà un risque que je n'aurais pas osé prendre : publier une suite à la Recherche dans la maison - notre maison, à toi et moi - qui l'a publié.

Il s'agit donc bien, d'autre part, d'un acte mercenaire. L'argent que m'a proposé Grasset - qui, après tout, fut le premier éditeur de Proust - est déterminant. Il me permettra de déménager et de faire, enfin, avec ma femme et mes enfants, ou peut-être sans eux, le tour du monde (par les palaces et châteaux) dont je rêve depuis que j'ai lu, il y a trop longtemps, Jules Verne. Lequel, comme tu sais, à écrit un «remake» du Comte de Monte-Cristo. Un «remake» n'est pas une suite, je sens venir ta nuance. Tu as raison. C'est, au mieux, un plagiat réussi. Joyce a réussi le sien en écrivant Ulysse, même si j'ai toujours trouvé ce livre illisible. Il faudrait me payer très cher pour lui écrire une suite. Je préférerais écrire celle de l'original, ma chère Odyssée, mais ce ne serait qu'un vulgaire roman psychologique : les aléas d'un couple grec vieillissant sur une île désormais envahie, comme d'autres, par des touristes que la crise locale enrichit. Comme dit le poète Nicanor Parra, les poètes sont descendus de l'Olympe. Et, crois-moi, ils n'y remonteront pas.

D'ailleurs, j'écrirais plus volontiers une suite à l'Ile mystérieuse, car, pas plus que les lecteurs de Vingt milles lieues sous les mers, je n'ai supporté la mort du capitaine Nemo. Le ressusciter au prix d'un anachronisme, comme l'a fait Jules Verne, est un péché bien mineur au regard du plaisir que ça procure. Il m'arrive de penser que, si le véritable lecteur est celui que la mort d'un héros laisse inconsolable, le véritable écrivain est celui qui saura l'en consoler. Tu me diras que c'est la cautère sur la jambe de bois, une sorte d'élixir littéraire distribué par un charlatan, et qui ne guérit de rien, surtout pas du mauvais goût. C'est possible. Mais, outre que la littérature n'est jamais dépourvue de charlatanisme et de mauvais goût, puisqu'elle distribue des visions, des clichés et des rêves que rien dans la vie ne vient vérifier, je ne vois pas pourquoi on ne donnerait pas aux lecteurs un supplément de joie possible, même au risque de provoquer l'indignation des plus exigeants. C'est en tout cas le pari que je fais. Ma vanité me soutient. Et aussi ce curieux sentiment qui nous fait nous lancer à nous-mêmes des défis stupides ou indécents, pour le seul plaisir de nous sentir libres, comme des enfants, de transgresser la loi : «Après tout, pourquoi ne ferais-je pas justement ça ?» Si les tabous n'existaient pas, il faudrait les inventer pour qu'ils nous donnent - ou paraissent nous donner - la personnalité et l'originalité qui nous manquent. Tu l'as compris : ce n'est au fond pas ma vanité, mais ma modestie qui me soutient. Je ne me crois pas assez important pour penser qu'un de mes livres porte atteinte à l'idée que je me fais, comme toi, de la littérature. Et en particulier de Proust. Lorsqu'un écrivain entre dans son orbite, cher Paul, il se sent aussi vite attiré par le néant de l'astre que le capitaine Haddock par Adonis. Et Tintin n'est pas là, hélas, pour l'en sauver.

Consoler, donc. Certes, la plupart des futurs lecteurs du Temps relancé - ce devrait être le titre du livre, même si Grasset préférerait quelque chose comme «la Vieillesse d'un héros» - n'ont pas besoin d'être consolés, puisqu'ils ignorent jusqu'à l'existence des personnages qui ont disparu. Eh bien, je me propose, entre autres, de leur faire regretter ces absents ; de les rendre rétroactivement inconsolables, et, dans la mesure du possible, de provoquer un démenti à ce que je t'ai écrit quelques lignes plus haut : les inciter à lire ce qui précède ma suite, le roman de Proust lui-même. Mon post-scriptum romanesque sera un prologue à leur désir naissant. As-tu remarqué ? C'est souvent en commençant par la fin d'un livre que le lecteur, telle une truite, remonte le courant jusqu'au paradis initial des premières pages, celui dont, avec le narrateur et dans le bon sens, il sera progressivement chassé. C'est comme de prendre une rue en sens interdit : une sensation de toute-puissance, mais aussi d'extrême fragilité, s'empare de lui, à mesure qu'il rencontre les morts, puis les maladies, puis les déclins, puis la maturité, puis la force, puis les erreurs de jeunesse, puis l'enfance, puis rien. Les suites aux grandes œuvres devraient être imaginées pour ça : on part de l'état d'un dieu négligent, qui sait tout et se fiche de tout, pour finir dans l'état d'un enfant, qui ne sait rien et ne se fiche de rien. Ecrire une suite à la Recherche est donc, vu sous un certain angle, une œuvre de salubrité intime. Je ne chasse pas les gens du paradis, moi ; je les y fais retourner, en les chassant du ciel - de ce ciel si particulier qu'est celui du lecteur ignorant, ou, au contraire, trop savant. Je suis «juste-Milieu».

Résumons-nous : l’imbécile, le mercenaire, le charlatan et le prophète s’unissent en moi pour aider l’écrivain à agir, et ce serait bien le diable si, d’une telle alliance, ne naissaient pas pour mes lecteurs quelques satisfactions, et pour mon éditeur, de solides bénéfices. Ils méritent tout le bien, mais aussi tout le mal, que je leur souhaite. Et je ne suis pas certain, si tu me permets ce procès de bonnes (et de mauvaises) intentions, que Proust aurait pensé différemment.

J'ai naturellement commencé par relire toute la Recherche et par faire le pénible inventaire des morts qu'il était difficile de ressusciter. C'est bien dommage. Mes personnages préférés - la grand-mère du narrateur, Swann, Bergotte, Saint-Loup - ont apparemment si nettement quitté ce monde que Proust ne laisse aucune chance à ceux qui voudraient pouvoir en douter. Pourtant, j'ai décidé de tenter ma chance avec Saint-Loup. Tu te souviens que le narrateur apprend la mort de son ami vers la fin du Temps retrouvé, et nous l'apprend du même coup au détour d'une page, d'une telle façon que le chagrin qu'il éprouve devient aussitôt, par la brutalité de la nouvelle, le nôtre. Saint-Loup est mort au lendemain de son arrivée au front, pendant la guerre de 14, en protégeant la retraite de ses hommes. Le narrateur y voit un nouveau signe de son éducation Guermantes, de sa délicatesse aussi : cette manière naturelle de s'effacer devant ceux qu'on aime ou dont on a la responsabilité.

Mais, quelques pages plus loin, une digression nous apprend ce que serait probablement devenu Saint-Loup s’il n’était pas mort au combat, et c’est ce qui m’a décidé à lui donner un supplément d’existence. D’une bravoure d’exception, il a été laissé pour mort, puis récupéré par les Allemands, qui ont mis d’autant plus de temps à l’identifier qu’il avait perdu conscience et papiers. Il faut donc attendre l’après-guerre pour apprendre qu’il est vivant et qu’il a fini par retrouver la mémoire. Saint-Loup, c’est mon Kaspar Hauser ! Son retour est célébré comme un miracle et un signe, de Dieu pour les uns, de l’étoile républicaine pour d’autres. Mon héros a l’intelligence de comprendre les uns et les autres, l’épreuve qu’il a subie ayant ajouté à son élégance naturelle. Dès lors, j’ai suivi avec un léger décalage dans le temps, et au prix de certaines coutures narratives que j’admets peu rigoureuses, le plan annoncé par Proust.

On l'aurait, écrit-il, décoré de la Croix de Guerre : je le fais et je décris, bien entendu, la cérémonie - à laquelle assiste le narrateur, qui n'a pas été assez prétentieux pour se croire génial, ni assez triste pour renoncer au monde. Proust écrit que «si Saint-Loup avait survécu il eût pu facilement se faire élire député dans les élections qui suivirent la guerre, l'écume de niaiserie et le rayonnement de gloire qu'elle laissa après elle, et où, si un doigt de moins, abolissant des siècles de préjugés, permettait d'entrer dans un brillant mariage dans une famille aristocratique, la croix de guerre, eût-elle été gagnée dans les bureaux, suffisait pour entrer, dans une élection triomphale, à la chambre des Députés, presque à l'Académie française».

Au passage, tu noteras que nous commençons heureusement à manquer de guerre, donc de héros de guerre, et que l’Académie française, ma chère Académie, manque désormais de candidats prestigieux. Il est possible qu’il y ait un rapport entre les deux, mais Proust n’est plus là pour nous éclairer, et je fais mourir son narrateur avant aujourd’hui : en mai 1968, à 97 ans. Il vit près du Panthéon et entend, dans son agonie, le bruit des manifestations étudiantes - de même que Chateaubriand, avant de mourir, entendit celui des journées de juin 1848.

Je reviens à Saint-Loup. Son élection, écrit Proust, «à cause de sa "sainte" famille, eût fait verser à M. Arthur Meyer des flots de larmes et d'encre…». Tu te rappelles peut-être qu'Arthur Meyer était le patron du journal le Gaulois, un grand et inclassable mondain ayant fait un grand mariage, et un juif issu d'un milieu modeste qui se payait le luxe d'être antidreyfusard, réactionnaire et converti au catholicisme. Il prend, dans mon roman, une place importante, car on ne peut faire une suite à la Recherche qu'en donnant une promotion indue à des personnages tout à fait secondaires, parfois réels et parfois non, n'apparaissant en tout cas que pour quelques lignes ou quelques scènes chez Proust. C'est la seule manière de changer d'échelle et d'indiquer qu'on passe bien dans un autre monde romanesque que celui qui l'a généré. «… Mais peut-être, continue-t-il, aimait-il trop singulièrement le peuple pour arriver à conquérir les suffrages du peuple, lequel pourtant lui aurait sans doute, en faveur de ses quartiers de noblesse, pardonné ses idées démocratiques.»

L'ironie de Proust est un plaisir qu'il est impossible de se refuser, mon cher Paul, surtout quand elle nous entraîne sur le terrain d'un pessimisme et d'un élitisme trop ouverts donc assez déplaisants - sauf si l'on se considère, naturellement, comme un élu. Et il continue : «Saint-Loup les eût exposées sans doute avec succès devant une chambre d'aviateurs. Certes ces héros l'auraient compris, ainsi que quelques très rares hauts esprits.» J'ai donc choisi un grand héros de guerre, aviateur, pour écouter et méditer les paroles de Saint-Loup prononcées à la chambre - tu pourras lire son discours, si toutefois tu me lis - et pas n'importe lequel : Charles Nungesser. Ce que sera la réaction du vieux Saint-Loup lorsqu'il apprend sa mort dans l'Atlantique, en 1927, ne devrait rien avoir à envier à ce qu'éprouve le narrateur en apprenant celle de Saint-Loup. C'est du moins mon ambition.

Mon Temps relancéréservera bien d'autres surprises, mais cette lettre est déjà trop longue et je préfère te laisser découvrir le reste, le moment venu.

Je conclus vite sur l'essentiel : le supplément d'existence du narrateur. Tu dois te rappeler qu'à la fin du Temps retrouvé, il compare son œuvre future aux Mille et Une nuits… qu'elle va sans doute lui coûter, et qu'il n'est pas question de reproduire, pas plus que les Mémoires de Saint-Simon, qu'il aime tant. Il écrit : «Sans doute, quand on est amoureux d'une œuvre, on voudrait faire quelque chose de tout pareil, mais il faut sacrifier son amour du moment, ne pas penser à son goût, mais à une vérité qui ne vous demande pas vos préférences et vous défend d'y songer.» Mais «on ne peut refaire ce qu'on aime qu'en le renonçant». Eh bien, écrire une suite à la Recherche, ou à tout autre chef-d'œuvre entièrement refermé sur lui-même, c'est chercher à entretenir ce qu'on aime en n'y renonçant pas. C'est donc, d'une façon différente de la sienne, plus légère, plus superficielle, plus vivante si tu veux, répondre à sa terrible injonction : «Peut-on espérer transmettre au lecteur le plaisir qu'on n'a pas ressenti ?» Non, cher Paul, et c'est pourquoi, celui qu'il nous a donné, il ne faut pas hésiter à le prolonger.

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