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Tabous & interdits

Au Brésil, cellule protectrice pour les transgenres

Dans un pays où les crimes homophobes sont fréquents, la prison d’Itaitinga a mis en place des structures et des soutiens pour permettre à la population carcérale LGBT de se réapproprier son identité.
De gauche à droite : Bicouda, 30 ans, Rafael, 23 ans, Paulinha, 19 ans et Clayton, 35 ans. (Photo Philippe Castetbon)
par Philippe CASTETBON, Envoyé spécial à Fortaleza (Brésil)
publié le 17 août 2015 à 17h26

«J'ai toujours rêvé d'être danseur. Mais mon père n'a jamais accepté, car il voulait que je sois pêcheur, comme lui. Aujourd'hui mon rêve va se réaliser.» Romario se prépare pour le cours de danse, comme une quinzaine d'autres détenus volontaires du groupe d'activités «Meninas que encantam» (les filles qui enchantent). Dans cette petite pièce surchauffée aux murs jaunes délavés, où un ventilateur posé sur une table tourne en permanence avec l'espoir d'apporter un peu d'air frais, les prisonniers homosexuels, travestis ou transgenres se réunissent chaque jour pour participer aux différents ateliers qui occupent leur quotidien carcéral.

La prison d’Itaitinga, des blocs de béton perdus dans un paysage d’herbes folles, à une trentaine de kilomètres de Fortaleza (Céara, dans le nord-est du Brésil), a ouvert en 2009. D’une capacité de 900 places, elle accueille aujourd’hui plus de 1 700 prisonniers, qui s’entassent par groupes de vingt dans des cellules conçues pour six personnes.

Avec l’appui du secrétaire d’Etat fédéral à la Justice et des magistrats, et malgré les nombreuses critiques, «Meninas que encantam» est né il y a deux ans de la volonté du directeur de la prison. Il voulait lutter contre les attaques physiques et les discriminations que subissent les détenus homos et transgenres dans le quartier des hommes.

Car le Brésil est un des pays les plus violents envers les LGBT (lesbiennes, gays, bi et trans). Même si le soir à Fortaleza, sur l’avenue Beira Mar qui longe l’océan, lorsque la température descend aux alentours de 28° C et que les habitants viennent chercher un peu de fraîcheur, il est fréquent de croiser des couples de femmes ou d’hommes se tenant par la main ou s’embrassant ; même si à São Paulo la Gay Pride réunit chaque mois de juin sur l’avenue Paulista plusieurs millions de personnes et que le mariage civil pour les homosexuels est autorisé dans tout le pays depuis 2013, le Brésil reste le champion du monde des crimes homophobes : plus de 300 par an, soit presque un par jour.

Briser la barrière

«Une de nos premières décisions a été de ne plus leur couper les cheveux, explique Lúcia Bertini, psychologue au cabinet du secrétaire d'Etat à la Justice. Car avant, quand un détenu transsexuel arrivait, on lui taillait les cheveux avec un couteau, une véritable humiliation. Ils sont privés de liberté par la justice, mais on ne peut nier leurs droits.» La direction de la prison a aussi décidé d'agir en priorité sur la santé de ces détenus, minoritaires au sein de l'établissement. Condamnés à de courtes peines - un ou deux ans, le plus souvent, pour vol ou drogue -, la plupart sont séropositifs. Ils reçoivent un traitement antirétroviral gratuitement, dès leur arrivée, et des préservatifs sont à disposition. Une véritable prise de position politique dans ce pays : plus de 60 % des 200 millions de Brésiliens sont chrétiens, et l'Eglise évangélique, conservatrice et réactionnaire, étend sa toile à toute vitesse, surtout dans les quartiers les plus pauvres. Dans les favelas, entre les maisons délabrées, les lieux de culte évangéliques tout neufs poussent comme des champignons et réunissent aujourd'hui 40 millions de fidèles.

«J'espère pouvoir toujours compter sur ceux qui composent notre ligne de front, comme notre chère assistante sociale qui nous aide si humblement»,a écrit Natália, une détenue transgenre, dans le petit journal de quelques pages composé de textes et de dessins - certains détenus sont illettrés - publié chaque mois par le groupe. Avec très peu de moyens (crayon à papier ou stylo-bille, collages) et beaucoup de créativité, cette publication artisanale fabriquée par les détenus est un lieu d'expression pour parler de soi. «Il faut briser la barrière entre la feuille blanche et l'écrivain, surmonter le manque d'habitude d'écrire», note Jo dans le numéro de février.

L’objectif est de leur donner la possibilité de reprendre confiance en eux et de retrouver un peu de fierté. Cours de danse ou de théâtre, fabrication d’objets artisanaux, discussions avec l’assistante sociale ou les médecins sont des outils qui doivent permettre à ces détenus mal considérés, à l’intérieur comme à l’extérieur de la prison, de se construire une place.

Rencontre avec des artistes

Dans la salle péniblement aérée par de simples fentes étroites dans le mur en béton, noyée dans les cris et le bruit permanent de la prison, on trouve aussi un hétérosexuel, «en couple avec Nat ália», comme il l'a écrit fièrement avec un feutre bleu sur son tee-shirt. «Pour la première fois de ma vie, j'ai été accepté dans un groupe et je me sens bien ici», dit-il. Enfant des favelas, il a grandi seul dans la rue. Et «Meninas que encantam» est pour lui, enfin, comme une famille.

Tous portent le même uniforme : un tee-shirt blanc et un bermuda orange ou vert. Mais certaines, pour apporter une touche de féminité, ont coupé les manches des tee-shirts, ou le col pour qu'il soit plus échancré. D'autres ont transformé leur bermuda en minishort. «Nous étions invisibles, nous avons gagné notre visibilité et nous sommes les acteurs de cette conquête, raconte Clayton. Nous luttons pour obtenir le respect des autres détenus dans une structure pénitentiaire historiquement machiste et homophobe. Nous avons rompu le silence.»

La direction de l'établissement pénitentiaire invite de façon régulière des artistes à venir rencontrer ces détenus, ou permet à des petits groupes de sortir - accompagnés et menottés pendant les transports - pour aller voir des expositions ou des films, et discuter ensuite avec les artistes, les réalisateurs ou les acteurs. L'université de Fortaleza intervient aussi pour aider ceux qui souhaitent étudier ou passer des concours. «Depuis deux ans, le climat de violence dans la prison a diminué petit à petit, explique Lúcia Bertini. On constate que ceux qui participent à "Meninas que encantam " se sentent plus en confiance, car ils bénéficient d'une attention particulière.» Même s'ils ne partagent pas leur cellule avec les autres prisonniers, hétérosexuels, les détenus homosexuels et transgenres de la prison d'Itaitinga agissent au quotidien, par petites touches, pour obtenir une considération identique et, comme l'écrit Clayton, «nous remercions les alliés de notre cause qui nous ont aidé à fleurir notre jardin dans ce désert de ressentiment social».

Demain : changer de camp