En Afghanistan, on ne cesse de croiser Iskander, alias Alexandre le Grand. Non que l’on sache précisément quel itinéraire le roi de Macédoine emprunta, mais les Afghans ne doutent jamais que le chemin qu’il suivit passe ici ou là. A les entendre, on croirait encore fraîche la piste du conquérant. Et quand on hésite entre deux routes, il est recommandé de choisir celle qu’il est supposé avoir prise.
Comme l’armée américaine, lorsqu’elle traquait Oussama ben Laden en octobre 2001, Alexandre est entré dans l’actuel Afghanistan à la poursuite d’un fugitif du nom de Bessus. Les forces du Macédonien rassemblent alors quelque 50 000 hommes, dont 32 000 fantassins et 5 500 cavaliers. Des lettrés, des savants, des musiciens, des aèdes et des acteurs l’accompagnent. Il ne néglige ni l’histoire ni la géographie - des compteurs de pas font partie de l’expédition. Il ne voyage pas non plus sans sa bibliothèque. Alexandre III de Macédoine sait que la guerre ne se résume pas à la faire. Aussi apporte-t-il avec lui une culture qui lui permet de mieux comprendre l’autre, fût-il l’ennemi.
Une énigme : l’Afghanistan est un casse-tête pour la logistique des armées. Comment la sienne parvint-elle alors, dans un pays semi-désertique, à se procurer chaque jour au minimum 250 tonnes de nourriture et de fourrage pour les bêtes et 600 000 litres d’eau ?
Bessus, le rebelle qu’Alexandre traque sans répit au point de se détourner de sa marche vers les Indes, est le satrape de Bactriane, un «seigneur de guerre», dirait-on aujourd’hui, qui règne sur cette province limitrophe de l’Empire perse, dans le nord-est de l’Afghanistan actuel. A cette époque, cet empire s’étend sur un territoire cent fois plus vaste que la patrie originelle. Il commence au Nil pour s’achever aux massifs de l’Hindu Kush. Il est divisé en satrapies, qui sont autant de vice-royautés héréditaires, le «grand roi» étant le suzerain général. Les mœurs n’y sont guère différentes de celles d’aujourd’hui. On fait défection au milieu des batailles, on se trahit sans vergogne, on se poignarde dans le dos.
Désir illimité de vengeance
«Alexandre crut qu'il était envoyé de Dieu avec la mission d'organiser tout, de modifier tout dans l'univers. Il voulait assujettir à une seule forme de gouvernement l'univers tout entier», écrivit Plutarque, l'historien grec de l'Antiquité. La dernière grande bataille entre le conquérant et le «roi des rois» Darius III se déroula à Gaugamèles, le 1er octobre de l'année 331 av. J.-C., dans l'actuel Kurdistan irakien. C'est une terrible défaite pour Darius III et son satrape Bessus, qui commande la cavalerie. Le sort de l'Empire achéménide est scellé. Alexandre entre à Babylone, la ville millénaire, la capitale du monde, qui l'éblouira à ce point que ses habitants seront épargnés et qu'elle ne sera pas pillée. En revanche, Persépolis, l'extraordinaire cité du roi des rois, est incendiée. Auparavant, il s'est fait sacrer empereur à Suse, où il a reçu, comme le veut la coutume, l'hommage des grands du royaume. Babylone, Suse et Persépolis, les trois villes phares de l'Orient, sont entre les mains de celui qui ne se considère plus comme un chef grec, mais comme le roi de l'Asie, l'héritier des «grands rois» perses, le nouveau souverain de l'Empire, dont il défend désormais les coutumes et la culture.
Darius III, lui, essaye de gagner Bactres, comptant y trouver des combattants. Sur son chemin, Bessus choisit de le renverser. Les conspirateurs poignardent leur ancien roi. Sans perdre de temps, Bessus se proclame empereur sous le nom d’Artaxerxès V. Mais de l’Empire perse, il ne reste plus grand-chose. Alexandre fera envoyer le corps de Darius III à Persépolis afin qu’il soit inhumé en grande pompe aux côtés des autres rois des rois : Cyrus, Darius le Grand, Xerxès. Et il proclame son intention de se saisir de Bessus. Il ne lui pardonne pas d’avoir pris la place de son ennemi, dont la reddition n’était plus qu’une question de semaines, et de lui avoir volé sa victoire. Ce qui motive Alexandre, c’est une volonté de pouvoir absolu, une quête personnelle, un désir illimité de vengeance conjuguée à une colère achilienne. La guerre contre Bessus est une guerre privée. Aujourd’hui, on la dirait illégitime.
George W. Bush avant l’heure
A l’heure où s’engage la poursuite, Alexandre se trouve loin de la Bactriane. En octobre 330, après avoir fondé à Hérat une Alexandrie (une ville qui porte son nom), il crée l’Alexandrie d’Arachosie, qui deviendra Kandahar - d’Iskander, son prénom persan. Deux mille trois cents ans plus tard, la cité porte toujours le nom de son créateur. Il faudra encore deux mois au super-héros pour atteindre Kaboul, alors un simple village. Auparavant, il tient un discours étonnant à Hecatompyles (Shahr-e Qumis en perse), dans le nord de l’Iran, où fut découvert le corps de Darius III. Et il fait du George W. Bush avant l’heure en insistant sur le péril que Bessus représenterait pour la civilisation s’il n’était mis hors d’état de nuire. Une argumentation tendancieuse car son ennemi ne combat plus que pour sauver sa peau…
La guerre va changer de nature. Ce n’est plus le choc de deux impérialismes. C’est une grande armée contre des bandes. C’est la découverte de la guérilla. On y use des forces considérables, on les épuise contre de petits groupes insaisissables. C’est déjà la guerre asymétrique.
Le conquérant, lui, a conscience d’incarner la civilisation. A ses yeux, les hommes des montagnes qui protègent Bessus, comme ils le feront vingt-trois siècles plus tard avec Ben Laden, représentent la barbarie - au sens où nous l’entendons aujourd’hui - à l’état brut. A cette époque déjà, on les connaît comme les gens de Roh, les habitants des hautes collines, ce que ce mot signifie en pachtou, dont les mœurs apparaissaient aux guerriers d’Occident aussi immorales que terrifiantes.
En mars 329, le Macédonien repart chasser Bessus, qui tient toujours la Bactriane. Il a le choix entre trois chemins possibles. Pour surprendre ses ennemis, il prend l’itinéraire le plus dur, le plus long, le plus exposé aux blizzards, celui qui remonte toute la vallée du Panshir jusqu’au col de Khawak, à une altitude de 3 848 mètres. Imprudent, il n’a pas pris en compte que l’hiver afghan est encore terrible dans l’Indu Kush. Le froid extrême, la neige abondante, la faim, l’épuisement, les à-pic glacés, les ravines dans lesquelles dévalent hommes et bêtes, vont décimer ses 30 000 guerriers. Des milliers d’entre eux périssent, certains pétrifiés par le froid qui les a faits se plaquer contre les falaises. Au fur et à mesure que le col se rapproche, on ne trouve plus d’arbres, donc plus de bois pour se réchauffer ni cuire la nourriture. Lorsqu’elle n’a plus rien à manger, cette armée au bord de la mort et du désespoir, qui s’étire sur 25 kilomètres, en vient à dévorer crue la viande des chevaux, assaisonnée de quelques herbes et feuilles de silphion pour faciliter la digestion. Jamais la recherche d’un seul rebelle n’a été payée d’un prix humain aussi élevé.
Pourtant, lui et son armée survivent. Il leur faut une quinzaine de jours pour retrouver la plaine et la nourriture qu’elle promet. Dès qu’ils arrivent en Bactriane, la satrapie se soumet. Terrifié, Bessus s’enfuit. La traque se poursuit.
Le régicide choisit d’aller se retrancher en Sogdiane, l’actuel Tadjikistan, de l’autre côté de l’Oxus (Amou-Daria), fleuve dont il veut espérer qu’il constituera une barrière infranchissable pour ses poursuivants. A l’abri, il y serait à même de reconstituer une nouvelle armée en recrutant des tribus guerrières qui nomadisent dans les steppes d’Asie centrale. Mais les épreuves n’ont pas rendu Alexandre moins obstiné. Auparavant, il a un large désert de dunes à affronter. Et c’est donc de soif que son armée crève à présent, avec des chaleurs qui atteignent les 40°C. Beaucoup meurent de privations.
«Fureur bestiale»
Avant de traverser le fleuve, le Macédonien constitue une troupe d’élite - l’équivalent de nos forces spéciales - en sélectionnant 900 de ses meilleurs guerriers, des volontaires de Thessalie. Tous embarquent sur des radeaux - Bessus a fait brûler tous les bateaux - confectionnés avec les peaux des tentes de ses soldats et de la paille. Il leur faut cinq jours pour passer l’Oxus.
En apprenant la nouvelle, les lieutenants de Bessus le trahissent à leur tour. Il est bientôt livré à Ptolémée, l'un des lieutenants d'Alexandre et futur pharaon d'Alexandrie (en Egypte). Puis il est amené enchaîné et «dépouillé de tout ce qui pouvait le couvrir» à Alexandre qui, selon le récit de l'historien romain Quinte-Curce, lui lance : «Quelle fureur bestiale s'est emparée de ton esprit quand tu as eu le courage d'enchaîner d'abord, d'assassiner ensuite un roi à qui tu devais tant ! Il est vrai que tu t'es déjà récompensé de ce parricide en usurpant le titre de roi.»
Le chef macédonien le remet à Oxathrès, frère du défunt Darius, dont il a fait un chef de sa garde prétorienne. Celui-ci défigure Bessus en lui coupant le nez et les oreilles, un châtiment perse appliqué à ceux qui avaient trahi. Puis Oxathrès inflige «toutes les avanies et mauvais traitements possibles» au «roi des rois» déchu. Plutarque raconte son dernier supplice : «On courba vers le même point deux arbres droits, et l'on attacha à chacun d'eux une partie du corps de Bessus, et, quand ces arbres furent relâchés, chacun d'eux, en se redressant avec vigueur, emporta la partie qui lui était liée.» Diodore de Sicile écrivit qu'Oxathrès et la parenté de Darius coupèrent le corps de Bessus «en petits morceaux qu'ils expédièrent avec des frondes». Avec la mort de l'usurpateur s'achevait l'Empire achéménide.