Ils sont assis côte à côte sur un petit banc, au premier rang. La tête baissée, le dos rond, les mains jointes sur les genoux. Jérémy, l'aîné, 29 ans, a un pli vertical entre les sourcils. Julien, 26 ans, son «petit frère», tremble doucement. Ils ont l'air écrasés de tristesse.
Ce mardi 26 mai 2015, la cour d'assises de Beauvais (Oise) juge Jérémy et Julien T. pour «violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner». A la barre, des amis, collègues, défilent pour dire à quel point ces jeunes sont «généreux», «doux», «fidèles», «toujours souriants», «travailleurs». Même un gendarme lâche qu'ils «ne méritent pas» de se retrouver là.
Chacun essaie de rassembler ses souvenirs. La nuit du 30 juin 2009. Les bribes qu'en ont rapportées les frères, les échos publiés par les journaux. Il faisait chaud. Patricia, la mère des garçons, et son nouveau compagnon Michel avaient bu ensemble, comme chaque jour, deux bouteilles d'alcool fort. Peu après 22 heures, Patricia appelle le 17. Son concubin l'a frappée. Cela arrive fréquemment, des coups de poing ou des gifles, et les gendarmes avouent qu'ils sont «lassés» de se déplacer à son pavillon d'Orgeval (Yvelines).
«Petite correction»
Patricia voudrait qu'ils sortent «Mitch» de son domicile. Les deux fonctionnaires dépêchés estiment - à tort - qu'ils n'en ont pas le droit. Alors ils emmènent Patricia, ivre et couverte d'hématomes, au restaurant Buffalo Grill où travaille son fils Julien. Sur le parking de l'établissement, dans la lumière rouge des néons, le garçon de 20 ans secoue la tête d'impuissance. Il appelle son «grand frère», Jérémy, 23 ans. A quatre, avec les gendarmes, ils finissent par imaginer une solution. Les représentants de l'ordre resteront à l'écart avec la mère. Les jeunes iront chercher le conjoint échauffé, l'éloigneront de la maison.
A la barre, Julien et Jérémy T. expliquent que les gendarmes leur ont précisé qu'une «petite correction» ne ferait pas de mal à Mitch. «Ils nous ont dit de taper dans le ventre, pour ne pas laisser de traces», se souvient Julien.
Très alcoolisé, Michel se laisse ligoter avec du Scotch sans se débattre, puis hisser à l'arrière de la Peugeot Partner. Le trio roule en silence, se gare dans un chemin champêtre. Devant la cour d'assises, Jérémy reconnaît qu'il a porté «des coups de poing dans le ventre». Julien admet qu'il a «sauté à pieds joints» sur leur victime. Quand ils repartent, après lui avoir ôté ses liens et vérifié qu'il n'avait pas les clés du domicile de leur mère, ils l'aperçoivent dans le rétroviseur «qui se relève». Le lendemain, un cycliste le retrouve au même endroit, mort.
Michel H., 46 ans, était devenu alcoolique après s'être séparé de son épouse Sophie. A la barre, celle-ci explique qu'elle l'a quitté «pour protéger [leurs] enfants», deux garçons de la même génération que les frères T., «il était violent», avec elle et avec eux. Dans sa descente aux enfers, il a ensuite perdu emploi et logement. «Mais quand il ne buvait pas, c'était un homme qui avait des valeurs», dit son ex-femme. Lui non plus «ne méritait pas ça».
Julien et Jérémy T. ont eu une enfance «un peu compliquée». Ils ont 13 et 10 ans quand naît leur petite sœur, M. Leur mère, assistante, décide d'arrêter de travailler pour s'occuper du bébé : son époux a un bon poste de commercial, le couple peut se le permettre. Mais elle ne supporte pas ce changement de vie, tombe en dépression, devient alcoolique. «Lorsque je rentrais le soir, je remarquais une certaine agressivité, raconte son ex-mari à la barre. J'ai commencé à faire des repères sur les bouteilles. J'ai vu qu'elle pouvait boire près d'un litre de whisky par jour.» Deux ans plus tard, il la quitte. Refait sa vie avec une autre. Emmène leur petite fille et Jérémy. Julien, lui, reste, pour ne pas laisser la mère seule. Il a 12 ans. Il fait les courses, la cuisine, le ménage. Soutient Patricia dans les escaliers lorsqu'elle est trop ivre pour monter. «Il voulait toujours protéger sa mère, dit la nouvelle compagne du père. Pourtant, elle le frappait.» La présidente de la cour d'assises s'emporte. «Alors un enfant de 12 ans que sa mère alcoolique bat, on le laisse en tête-à-tête avec elle, il n'a pas été question qu'il rejoigne son frère et sa sœur ?» «Je ne sais pas», soupire la femme, gênée. Le père, lui, dit qu'il «regrette», qu'il aurait dû «reprendre aussi» son fils cadet.
«Dans ce procès, tout est inversé»
Dyslexique, Julien a des difficultés à l'école. Ses amis se souviennent l'avoir vu «s'occuper de sa mère comme d'un enfant : les rôles étaient inversés». Jérémy vient l'aider. «Ce sont eux qui tenaient la maison», dit un de leurs copains. Avant sa rencontre avec Mitch, Patricia a d'autres camarades de beuverie. L'un d'eux la bat. Julien intervient. Sans violence, il emmène l'agresseur à la gendarmerie.
Quelques jours avant la nuit du 30 juin 2009, Julien s'est enfin résigné à déménager. Il s'installe avec sa compagne. Comme Jérémy, électromécanicien et aujourd'hui père d'un garçon de 3 ans, Julien a la même petite amie depuis l'adolescence, un emploi où on encense ses qualités, une vie sans le moindre écart. «Avec l'enfance qu'ils ont eue, c'est un miracle qu'ils soient aussi gentils, insérés, travailleurs, souligne Patrick Klugman, l'avocat de Jérémy. Dans ce procès, tout est inversé. Les parents auraient dû protéger leurs enfants au lieu de les exposer. Les gendarmes auraient dû faire leur travail au lieu d'aller chercher les fils. Celui qui se retrouve victime aurait dû être jugé pour violences.»
Les registres de la gendarmerie portent trace de quatre interventions avant le 30 juin pour calmer Michel. Deux fois, des blessures avec incapacité temporaire de travail ont été constatées sur Patricia. Sans aucune suite donnée. A la barre, on répète aux agents intervenus la nuit du drame qu'ils avaient non seulement le droit, mais le devoir légal d'interpeller l'agresseur. Tête basse, ils confirment avoir demandé aux frères T. de s'en occuper. Nient en revanche avoir suggéré une «correction». Durant l'instruction, ils ont été mis en examen pour «mise en danger de la vie d'autrui». Ils ont bénéficié d'un non-lieu.
La mère de Jérémy et Julien est une des dernières personnes interrogées. Elle s'avance, petite femme ronde aux cheveux mi-longs, elle a du mal à marcher. «J'ai eu une enfance difficile, démarre-t-elle. Mes parents s'entendaient mal. J'avais besoin d'être reconnue. Je voulais prouver à mon mari que je n'étais pas nulle.» La présidente l'interrompt : «Madame, vous savez pourquoi vous êtes là ?» «Oui», dit la mère, qui continue à parler d'elle, de ses difficultés, du fait qu'elle ne boit plus. La présidente la coupe encore, en colère. «Madame, vous êtes là pour nous parler de vos fils.» Elle n'y arrivera pas. Ne parviendra pas non plus à leur demander pardon.
Le 28 mai 2015, la cour d'assises de Beauvais a condamné Julien et Jérémy T. à cinq ans de réclusion, dont trois avec sursis. Ayant déjà effectué une année de détention provisoire, ils ne retourneront pas en prison, mais porteront un bracelet électronique. Tout au long de leur procès, ils n'ont cessé de répéter leurs regrets, leur désolation, leurs excuses aux deux enfants de Michel. En larmes, Jérémy s'est tourné vers eux : «On a presque le même âge. On aurait dû être amis.»
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