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Libération
Regardées à vue (4/7)

Trois femmes passantes

«Libération» a pioché des portraits de criminelles du début du XXe siècle dans les archives de la police de Sydney. Aujourd’hui, le couturier Christian Lacroix examine un trio d’élégantes interpellées pour leurs mauvaises fréquentations.
Elsie Hall, Dulcie Morgan et Jean Taylor vers 1920. (Photo Justice & Police Museum Sydney)
publié le 25 août 2015 à 17h16

Elles sont «non coupables». C'est tout ce que l'on sait d'elles. Ou, plutôt, fautives de s'être trouvées dans la demeure d'un criminel notoire. Sur cet homme fameux, apte à transformer en suspect toute personne qui fraye avec lui, aucune information. Elles paraissent joyeuses, insouciantes, presque heureuses qu'on les invite à prendre la pose et à montrer leurs atours. Elles bavardent sans égard pour le contexte, pourtant peu amène. Qui aime être en garde à vue ? Qui apprécie d'être pris en photo pour être fiché ? Ce trio n'en a cure, apparemment. A moins que ce ne soit sa fierté d'apparaître, justement, désinvolte, malgré la lourdeur du contexte. Ou que le photographe, infiniment charmant, ait le don de renverser n'importe quelle situation embarrassante en trésor. Avaient-elles déjà eu l'occasion d'être photographiées ensemble, entre amies ? A une époque où les prises de vue étaient rares, cette photo d'identité judiciaire a peut-être constitué une aubaine, et de plus, sans frais. Pour autant, il n'est pas certain que les trois femmes sachent qu'elles sont considérées innocentes au moment de la prise de vue, ou même que leur absence d'infraction, délit ou crime ait été établie.

En goguette

La photo supposée les identifier capte leur état d’esprit plus que leurs traits, un mouvement de tête rend miss Taylor aux souliers blancs totalement floue, et ses deux acolytes de profil sont peu reconnaissables. Le photographe s’est-il fait réprimander pour son travail sans utilité judiciaire évidente ? Ou avait-il le champ libre ? A quelle heure l’image a-t-elle été prise ? Sans doute influencée par la gaieté et le froissement des tissus, on imagine, sans autre indice, que la nuit a été blanche et que nous sommes au petit matin. Ce serait donc trois jeunes femmes en goguette dans les rues de Sydney qui auraient échoué chez un individu peu recommandable. Ces trois femmes sont-elles seulement élégantes ? Ou est-ce les décennies passées qui les rendent telles à notre regard ?

Le couturier Christian Lacroix connaissait avant qu'on ne le lui envoie ce corpus de photos d'identité judiciaire, sur lequel il était tombé par inadvertance et qu'il avait lui aussi gardé et regardé. Notamment pour concevoir les costumes du Peer Gynt monté par Eric Ruf à la Comédie-Française. Leur précision documentaire, mais aussi et surtout leur charge romanesque les rend, à ses yeux, inépuisables. «Tout me touche en elles, les personnages et leur vêture, mais aussi l'incroyable manière de cadrer chaque détenu comme le héros d'une histoire particulière, interprète d'une fiction qui n'est autre que leur mauvaise fortune de ce jour-là.» Selon lui, l'élégance du trio ne fait pas un pli, leur pose «imite à la perfection celle des gravures des journaux de mode de l'époque». Et voici qu'il nous envoie par mail un dessin de femmes en Chanel de 1917, presque copie conforme. Le couturier ne détaille pas seulement leurs parures, mais «l'élégance de leurs positions l'une par rapport à l'autre», il note la sophistication du geste pour tenir le col, «un peu artificiellement, exactement comme un mannequin défilait de manière précieuse comme cela se faisait alors».

«Extravagantes»

Quelle époque ? D'après les vêtements, Christian Lacroix date la photo entre 1916 et 1918, et même précisément 1917, «à moins qu'elles ne soient très démodées, mais je ne le crois pas, car elles sont hyper sophistiquées, presque extravagantes.» Le manteau ample up-to-date très automne 2015 de miss Morgan, correspond pile, selon Christian Lacroix, aux années de guerre «où la mode circule peu, se porte avec pudeur, parcimonie, discrétion, sinon dans les milieux dits embusqués à Paris».

Que représentait la mode à Sydney en 1917, quand les Australiens étaient recrutés au côté de l'Angleterre ? Pourquoi tenir, dans ce contexte, à être si précise dans son habillement ? Christian Lacroix : «Lors de toutes les périodes de crise, la mode se dépasse. Aux événements terribles, on répond avec l'énergie de la surenchère, on brûle les étapes de ce qui est défini comme portable.» En guise d'exemple, le couturier cite la tentative de lancement, au début de la guerre de 1914, d'une crinoline courte, davantage documentée par les dessins des magazines que par les photos. «Cette mode de magazine, comme on parle de créateur, est peu connue car elle n'a pas été reconstituée par le cinéma, exception faite du Landru de Chabrol, dont les costumes étaient conçus par Pierre Cardin.»

Selon lui, nos trois candidates à la détention sont donc vêtues de ce qui se fait de plus raffiné à cette époque. Miss Hall porte même «un ensemble emblématique des premiers modèles créés par Chanel à Deauville au début de la guerre. Même forme moderne de tunique souple ceinturée sur une jupe raccourcie pour plus de pratique. Le manteau de miss Morgan paraît s'inspirer de la coupe, exagérée, des capotes militaires. Celui de miss Taylor est encore plus simple, en nappe de fourrure, certes, et peut-être en taupe.» Et les trois, toujours selon l'expertise de Christian Lacroix, ont des escarpins plutôt jolis, bien profilés, Morgan tenant toujours le haut du pavé avec ses boucles sur vernis noirs. Le port des bas et chaussures blanches d'été, avec une pelisse, obtient les suffrages du couturier. Une audace réussie. Et les chapeaux, que l'on prenait pour des cloches ? «Eh bien non. Les cloches viendront plus tard. Ce sont des calottes, ou des calots - toujours la référence militaire -, qui sont ce qui est le plus à la pointe.»

Cigarières

D'où vient l'érudition du trio en Australie, que l'on prenait pour une terre aride d'immigration, où l'on a d'autres priorités que de vivre les années folles ? L'été là-bas étant l'hiver ici et réciproquement, Christian Lacroix suppose que le décalage des saisons laisse tout loisir aux élégantes d'observer ce qui se fait et ce qui ne se fait plus à Paris. Il rappelle aussi qu'à cette époque, la mode change très vite et radicalement, que porter des vêtements qui ne se font plus est bien plus dérangeant qu'aujourd'hui, où la même silhouette circule quinze ans durant. De plus, ce sont des années où la mode a une portée émancipatrice. Paul Poiret a supprimé le corset en 1906, et il n'est plus question d'être engoncée dans des formes longues et serrées qui empêchent de courir et même de marcher. Après-guerre, «dès 1919, le manteau s'affinera pour coulisser sur la silhouette».

Quelles professions pour ces élégantes, main dans la poche, les deux autres dans le dos, qui rappellent presque au couturier les cigarières de Carmen devant les carabiniers ? Là encore, plusieurs hypothèses. Christian Lacroix les imagine employées pour un grand magasin à Sydney. Ou encore «qu'elles soient mannequins ou petites mains, avec la forte ambition de devenir modèles, actrices, héroïnes à la fin toujours tragique des films muets du moment». On peut supposer aussi qu'elles vivent de leur charme. Mais cette photo, qui immortalise leur légèreté et semble sortir d'un film oublié, les rend définitivement actrices de leur vie.

Demain :Vera Crichton