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«The Economist», le renom sans les noms

L’hebdomadaire britannique, dont les articles ne sont presque jamais signés, fait figure d’électron libre. Une politique de l’anonymat qui remonte à la création du titre, en 1843.
publié le 26 août 2015 à 17h56

Peut-on donner son avis sans dire qui on est ? A priori, non. Et pourtant, c'est ce que fait The Economist toutes les semaines. La ligne éditoriale du magazine anglais, dont la part majoritaire a été vendue en juillet par l'éditeur britannique Pearson à la famille italienne Agnelli, est claire : The Economist est libéral, au sens anglo-saxon du terme, prône autant la liberté absolue du marché que la libre circulation des êtres. Mais, au bas de chaque article, il n'y a aucune signature. Et ce depuis toujours.

En septembre 2013, sur le site internet du titre, un certain «????» signait un article : «Pourquoi les journalistes de The Economist sont-ils anonymes ?», et justifiait cette politique des non-auteurs. L'usage tient aux origines de la revue elle-même. Quand, en 1843, l'homme d'affaires écossais James Wilson crée la gazette destinée à prendre part à «la lutte sévère entre l'intelligence […] et l'indigne et couarde ignorance qui obstrue le progrès», il est le seul à écrire. C'est donc par commodité qu'il n'imprime pas son nom. «????» ajoute que l'anonymat permet à de nombreux rédacteurs de parler ensemble : «Les journalistes coopèrent souvent. […] Les articles sont souvent le fruit du travail de la ruche qu'est The Economist, plutôt que d'un seul auteur.» C'est bien le seul attrait du collectivisme pour la revue .

On imagine que cet anonymat généralisé peut parfois exaspérer quelques rédacteurs, tout contents de leur prose. Il a en tout cas suscité des critiques de-ci de-là, certains pointant une supposée lâcheté à adopter des partis pris tonitruants (très lus dans le milieu des affaires) et à ne pas les assumer. En 1991, dans le Washington Post, Michael Lewis, journaliste économique et écrivain, analysait les raisons du succès de la revue aux Etats-Unis et jugeait que l'anonymat masquait l'incompétence de la rédaction : «Ce magazine est écrit par des jeunes gens qui prétendent être vieux… Si les lecteurs américains pouvaient voir les peaux acnéiques de leurs gourous économiques, ils annuleraient leurs abonnements en masse.»

L'absence de signatures a des exceptions notables. La tradition veut que la seule mention du nom du rédacteur en chef se fasse au moment de son départ. The Economist publie de très longues enquêtes, qui sont signées, tout comme les tribunes rédigées par des personnalités - le nom d'un Prix Nobel d'économie peut être utile. Depuis l'émergence des réseaux sociaux, les journalistes décrivent leurs activités et rubriques sur leur compte Twitter, laissant deviner qui écrit quoi. En ligne, les blogs hébergés par www.economist.com ne sont pas signés, mais initialisés. Sur le même site est publié l'ours (le «générique» d'un journal, avec toutes les affectations), beaucoup plus détaillé qu'ailleurs : sont précisées les études suivies ou les langues parlées par le journaliste.

Avec les changements d'actionnariat, The Economist va prochainement rentrer dans une profonde phase de «transition numérique». Mais certaines caractéristiques de la revue devraient rester inchangées : comme la manie de préciser la fonction des entreprises (HSBC ou BNP se voient ainsi toujours ajouter la mention «une banque») et celle de partir du principe que les lecteurs maîtrisent les notions de «main invisible» ou de «loi des rendements décroissants». Ou encore celle de laisser la version papier vierge de signatures.