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Libération
Regardées à vue (6/7)

Fichage de gueules

«Libération» a pioché des portraits de criminelles du début du XXe siècle dans les archives de la police de Sydney. Aujourd’hui, la conservatrice Sylvie Aubenas disserte sur le fantaisiste protocole d’identification judiciaire.
Vera Purcell en septembre 1926. La jeune fille de 14 ans a été arrêtée pour vol. (Photo Police & Justice Museum Sydney)
publié le 27 août 2015 à 17h06

L'une s'adosse à la toise censée la mesurer, comme pour se reposer. C'est Vera Purcell, 14 ans, qui a volé une grande quantité de vêtements dans un magasin de la ville, avec des copines. Une autre, Edith Florence Ashton, visage fatigué mais bas de soie qui scintillent, utilise la toise à la manière d'un accessoire de mode, pliant un genou, se mettant de trois quarts profil, exactement comme lorsqu'on veut mettre en valeur sa silhouette, et peu importe qu'elle soit plutôt peu gracieuse, dans un manteau en lamé clinquant et moulant, over-dressing un brin vulgaire dans le commissariat. Kathleen Ward, maligne et inquiétante, cligne des yeux, ce qui réduit à néant le caractère identificatoire de la photo, prise cependant à cette fin. Elle a la coupe de Louise Brooks et l'expression de celle à qui on ne la fait pas. Quant à Doris Poole, l'air humble, elle se tiendrait presque droite, mais son visage présenté de trois quarts et le rayon de lumière qui se profile sur le rideau évoquent plus Harcourt que la froideur impersonnelle des photos judiciaires. On peut multiplier les exemples. A chaque fois, la toise, dont on suppose que la présence sert à mesurer la taille de l'inculpée, est détournée de sa fonction. D'une part, les femmes gardent leurs souliers, souvent à talons, ce qui rend toute mesure inutile. Et, de plus, elles choisissent systématiquement le moment où elles sont photographiées en pied pour porter un chapeau, qui non seulement les grandit mais leur tombe en général sur les yeux !

«Fictions». Ces clichés d'identité judiciaire retrouvés dans les archives du commissariat de Sydney enchantent Sylvie Aubenas, directrice du département des estampes et de la photographie à la BNF, qui donc n'en choisit aucune et passe de l'une à l'autre en les comparant. «D'un point de vue judiciaire, elles sont inexploitables. En revanche, la liberté qui s'engouffre dans chacune des images, leur caractère improvisé, le système à la bonne franquette qui s'en dégage et qui contraste avec les motifs d'inculpation souvent sévères - il y a des meurtres !- les rendent très sympathiques. D'habitude, face à des photos de ce type, on ne rêve pas. On ne se laisse pas distraire par des considérations esthétiques ou des références à des fictions ou à des films noirs. Là, on est complètement envahi. Et c'est ce qui rend cette collection si étonnante.»

Etonnante, car entre 1910 et 1930, quand elles sont prises, le protocole d'identification des délinquants mis au point par Alphonse Bertillon fonctionne à plein depuis que, en 1883, grâce à neuf mesures, il est parvenu à prouver l'efficacité de son dispositif en faisant arrêter des récidivistes. «On considère alors que sa méthode est la meilleure manière de garder la trace du visage de quelqu'un, toujours susceptible de se déguiser, de se grimer, de se rendre méconnaissable, de changer de nom. Mais c'est un protocole très formalisé, qui n'a de sens que si les règles sont rigoureusement suivies. L'individu est pris de face et de profil sur un fond neutre.» Ce n'est cependant pas Bertillon qui crée l'intérêt pour le récidiviste. Avant l'invention de la photo judiciaire, en France du moins, des «guichetiers» ou, à la Conciergerie, des «morgueurs» étaient spécialisés dans la reconnaissance des détenus. Jusqu'en 1724, on les tatouait au fer rouge, d'abord d'une simple fleur de lys, puis ensuite en les catégorisant : «M» pour la mendicité, «V» pour le vol et «Gal» pour galérien. Cette pratique, abolie sous la Révolution, est rétablie par Napoléon, avant d'être définitivement supprimée le 31 août 1832.

Edith Florence Ashton en août 1929.

Brisant les règles élémentaires de la reconnaissance, ces clichés australiens ne s'en exonèrent cependant pas totalement. Le numéro de dossier sur la plaque de verre indique que la fonction de la photo était bien de ficher chaque individu. L'ébauche de mesures, les images de face et de profil montrent qu'elles s'inscrivent dans le protocole bertillonesque. Sylvie Aubenas : «Oui, mais cependant les cheveux cachent les oreilles, qui sont un élément clé. D'une part, parce que c'est une partie du corps censée ne pas vieillir. D'autre part, parce que, dans une moindre mesure que les empreintes digitales, chacun a la sienne.»

Tout se passe comme si un vent de fantaisie et de découragement avait flotté pendant des décennies dans ce commissariat central, ou que les photographes anonymes avaient été laissés seuls, sans consigne, face à leurs modèles. Sylvie Aubenas : «On peut se demander dans quel but les inculpés ont été systématiquement photographiés. Les images laissent l'impression qu'on a donné quelques instructions au photographe, qui ne les a pas comprises ou s'en est affranchi.» Il est peu probable néanmoins qu'il y ait eu une opposition volontaire au fichage.

«Rigolards». Dans ce désordre où les fonds peuvent varier et où les sujets sont systématiquement décentrés, Sylvie Aubenas observe que la représentation des hommes est encore plus débridée que celle des femmes. «Ce sont elles qu'on toise. Eux sont le plus souvent photographiés dans n'importe quel cadre, sans même un semblant de protocole. Ils sont photographiés en bande, rigolards, avec leur chapeau sur les genoux. Ou encore menaçants, le mégot à un doigt, l'autre main dans la poche, les jambes écartées. Si l'on était dans un film, l'image suivante serait celle du coup de revolver.» Et de désigner un homme qui pose, sous le coup de l'arrestation, devant des toilettes ouvertes. «Je ne connais aucun autre cas où une photo judiciaire soit prise devant un décor aussi envahissant.» Autre exemple : «M. Murray, photographié dans une cellule, porte ouverte, sol sale, en présence du policier qui l'attend dans le couloir.»

Encore plus que les décors, c'est la lumière, dans les portraits les plus simples, qui touche Sylvie Aubenas et qui, là encore, détonne. Souvent, l'ombre des barreaux se détache sur le mur. «C'est une magnifique idée de mise en scène. Le détenu sort, il est libre, mais, derrière lui, persistent les traces de son enfermement.» Comme sur la photo de cette femme, Barbara Turner, employée de maison, arrêtée le 10 octobre 1921 pour avoir commis des petits larcins pendant des années et dont le visage, ô combien douloureux, bouleverse.