Il a accepté la rencontre sans hésiter. Un pavillon confortable dans un quartier excentré de Strasbourg, on entre par la véranda, puis dans un bureau-salon qui ne semble pas avoir bougé depuis les années 60. Lucien A., 96 ans, veste en daim, chemise blanche, stupéfiante vitalité de jeune homme, nous pousse vers les photos aux murs. «Regardez, elle est partout, Ginette, ma femme!» Dans un médaillon noir et blanc, une jolie brune, la vingtaine, cheveux bouclés. Encadrés, elle en short et polo étincelants, lui dans le même costume. Près de l'armoire, les deux assis, les cheveux gris, à un banquet. Lucien nous entraîne dans sa chambre et là aussi, où que se pose le regard, des clichés de son épouse décédée. «Nous étions un couple modèle ! Pas comme ceux d'aujourd'hui qui se séparent. J'attends que vous me réhabilitiez. Que vous montriez quel homme je suis. Loin de cet être détestable qu'ils ont dépeint.»
Dans les pièces visitées, il n'y a pas de photos de leurs enfants. En revanche, il y a celle de la tombe de Ginette, morte en 2005. Lucien en est «fier». Car, montre-t-il d'un doigt qui ne tremble pas, «il y a la gravure, là». Sur la pierre, en février 2010, il a fait apposer l'inscription suivante, empruntée aux Nourritures terrestres, d'André Gide : «Familles, je vous hais !»
Son fils Gérard et sa fille Evelyne ont découvert l'épitaphe dans les pires circonstances : l'enterrement d'une des filles d'Evelyne, qui s'est suicidée. Depuis ce jour, c'est vrai : les descendants de Lucien A. le décrivent en «être détestable». Même si, évidemment, tout a commencé bien avant.
Cri de révolte, cri de désespoir
Lucien et Ginette se sont rencontrés en 1941, dans les Deux-Sèvres. Elle en est originaire. Lui, jeune instituteur alsacien, y passait des vacances chez un collègue. Ils se marient en 1943. S'installent en Alsace. Lucien devient professeur d'allemand. Ginette reste au foyer. Deux enfants naissent. Gérard, en 1945, puis Evelyne, en 1950. «Pour eux, nous avons tout fait», dit le père. Il leur conseille des carrières dans l'Education nationale, à son image. Gérard devient professeur d'éducation physique, Evelyne institutrice. Ils ont respectivement trois et deux enfants.
La première rupture intervient en décembre 2005, au décès de Ginette. Lucien raconte qu'il a surpris son fils et sa belle-fille au chevet de la mourante. «Ils étaient en train de lui faire rédiger l'inventaire de ses bijoux, s'indigne-t-il. Et à la réception après les funérailles, Gérard faisait l'inventaire de ma bibliothèque !» Ils ne se verront plus. Evelyne, elle, continue de lui rendre visite. «Elle venait me faire le ménage, les courses et la lessive. Mais il y avait toujours des problèmes d'argent. Elle, son mari et ses filles cherchaient à gratter.»
Noël 2008, Lucien est invité par Evelyne. «En me raccompagnant, ma fille m'a dit : "Tu aurais pu faire un chèque à tes petites filles." Vous vous rendez compte ! se scandalise le vieil homme. Alors que j'avais apporté du champagne, du sauternes, et payé le dessert !» Au mariage d'une des filles d'Evelyne, un esclandre se termine par l'expulsion de Lucien de l'église. «J'ai donné un billet de 50 euros à la quête, pour les faire enrager, se régale l'aïeul, les yeux pétillants. Mon gendre était outré.» «Mon père s'est mis à annoncer tout haut le divorce des parents de la mariée, raconte Gérard. En cadeau de noces, il a offert une vieille soupière ébréchée.» A la Noël 2009, Lucien n'est plus convié nulle part.
«L’âpreté ignoble de l’ingratitude»
Gérard et Evelyne ont lancé une action devant la justice administrative pour faire enlever l'inscription tombale. Dans l'argumentaire juridique de son avocat, Lucien A. a ajouté un paragraphe qui décrit sa soirée du 24 décembre 2009 et qui, selon lui, «explique tout» : «Pour la première fois de mon existence, me voilà donc seul en cette veille de la nativité, où j'ai donné durant tant d'années tellement d'amour, tant d'affection et tant de biens à mes enfants et petits-enfants. Ayant déplié ma serviette sur la petite table de la cuisine, j'ai allumé une bougie fixée sur une soucoupe, ouvert une demi-bouteille de champagne, une boîte de conserve de foie gras de canard, et pour finir une boîte de conserve de fruits au sirop. Je pense à la dinde fourrée de châtaignes, au foie gras d'oie qu'avec mon épouse nous allions chercher avec la panne d'oie au village voisin, aux champagne, sauternes, montrachet, corton-charlemagne, chambertin et tant d'autres. C'est alors qu'est sorti de ma gorge ce cri, "Familles, je vous hais !" Cri de révolte, soit, mais plutôt de désespoir.»
Lorsqu'on le rencontre, Lucien A. n'en démord pas. L'épitaphe n'est que sa «faible défense» face à «l'âpreté ignoble de l'ingratitude» de ses descendants. Son avocat, Pedro Martinez-White, a des termes plus sobres : «Il ne faut pas oublier qu'il s'agit aussi de sa future tombe. C'est une entorse à une liberté fondamentale que de vouloir censurer cet homme dans ce qui est destiné à être ses dernières paroles.» Le 26 mars 2014, le tribunal administratif de Strasbourg a considéré que l'inscription «portait atteinte à la mémoire de la défunte» et ordonné sa suppression.
«Tyran, sadique et démoniaque»
Lucien A. a fait appel. Le 28 octobre 2014, l'instance supérieure lui a donné raison. Sans rentrer dans le débat sur l'épitaphe, les juges ont relevé que la gravure avait été autorisée par la mairie de Strasbourg. Que, dès lors, ceux qui s'y opposaient n'avaient qu'un délai de quatre mois pour le faire. Or, Gérard et Evelyne ont agi plus tard. Leur avocat, Grégory Thuan dit Dieudonné, a conseillé un recours devant la Cour européenne des droits de l'homme. «Ils ont hésité, dit-il. Mais ils étaient trop épuisés.»
Gérard habite une petite ville à une vingtaine de kilomètres de Strasbourg. Il reçoit dans la maison qu'il a fait construire il y a quarante ans, autour d'une grande table en bois. Sa femme Martine a préparé du café, des gâteaux. Il s'excuse de se montrer «affaibli» par la maladie et par un traitement lourd. «Quand j'ai vu l'inscription, dit-il d'une voix douce, je n'ai pas été surpris. J'ai reçu ça toute ma vie, sa haine. Mais ma sœur et nos enfants ont été très peinés.»
Gérard voudrait «ne pas trop s'étaler» sur les épisodes de son enfance, les humiliations, les cris, les brutalités. Son père, dit-il, voulait faire de lui un champion scolaire : lecture et écriture dès 3 ans, «leçons supplémentaires» tous les soirs, devoirs pendant les vacances mais aussi travaux d'entretien, bricolage, jardinage - «jouer, non, il n'en était pas question.» Gérard évoque sa mère : «Elle n'avait pas le droit de parler à table, de conduire, de téléphoner à ses proches, de voter.» Il a récupéré son journal intime, où elle se plaint d'un mari «tyran, sadique et démoniaque». «A son enterrement, poursuit-il, mon père a hurlé : "Où est Gérard ? Il doit être en train de faire l'inventaire. Je le fous dehors !"»
«Familles, je vous hais!» La déclaration s'applique-t-elle aussi aux ascendants de Lucien ? Peut-être, dit Gérard, qui sait que son père est né d'une mère célibataire, déshonneur dans sa famille bourgeoise, et qu'il a été placé dès sa naissance. «J'ai été assez mal servi, concède Lucien. Mais l'inscription n'a rien à voir avec ça. Je n'ai pas de reproches à faire à mes parents, car je ne peux pas agir sur eux. Tandis que sur mes enfants, si !»
Au cimetière, l’inscription est toujours gravée sur la tombe de Ginette, mais recouverte d’une plaque, posée au moment de la première décision judiciaire. Depuis que la cour d’appel a tranché en sens inverse, Lucien peut la dévoiler à nouveau. Selon son bon vouloir.