La langue de Libération, de 1973 à aujourd'hui, beau sujet de thèse en trois volumes... Le linguiste Pierre Encrevé, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales et lecteur de la première heure, livre un décryptage des singularités langagières de ce quotidien.
Le lexique expérimenté
Comme le montre le recensement du Robert, Libération est un des lieux où s'expérimentent très vite les mots qui prennent soudain du relief dans la langue orale. Certains journaux s'enracinent littérairement, vous, vous êtes toujours sur l'événement lexical. Libé est un des véhicules écrits qui contribue le plus à l'évolution du vocabulaire commun : les dictionnaires y trouvent très vite des attestations.
Mais Libération n'est-il qu'un média prescripteur de vocabulaire ? A-t-il aussi un rapport critique aux mots, ceux employés par les médias, qui reprennent immédiatement, et sans recul, les termes du politique ? Le mot «bavure» par exemple, je ne sais qui l'a introduit, mais je trouve terrible de le reprendre : il évoque que "ça bave" alors qu'en réalité il est question de crime. Un tel mot a pour effet d'atténuer le réel : l'euphémisation par métaphorisation ? En revanche, dans votre «Dictionnaire» de fin 1985, vous n'hésitez pas à critiquer «retrait», employé cette année-là par Mitterrand et utilisé chaque fois qu'il a, disiez-vous, battu en retraite. Je me souviens aussi, plus récemment, d'une critique du mot «tournante». Au fond, et c'est dommage, Libé n'a pas beaucoup cult