Il y a deux Sartre pour moi. Je parle du Sartre dont l’oeuvre et la pensée ont marqué ma façon d’être au monde, d’écrire, bref, de sa présence réelle, sa présence incorporée. Le vivant, je ne l’ai jamais rencontré. Le premier, donc, j’ai 16 ans, je suis couchée avec une sévère bronchite, plus rien à lire. Dans les années 50, les bibliothèques publiques sont rébarbatives, les livres chers, on se les prête. Mon oncle, ouvrier électricien, m’en a passé quelques-uns à lui, dans la collection du Livre de poche d’un prix très relativement abordable. L’un, à la couverture terreuse, s’appelle la Nausée. De l’auteur, Jean-Paul Sartre, je ne connais que le nom. Au pensionnat catholique où je vais, c’est le diable, un philosophe «nihiliste» stigmatisation suprême , un «démoralisateur de la jeunesse». Autant dire que, malgré son titre peu ragoûtant à 16 ans on aime les jolis mots j’ouvre avidement la Nausée, sans doute étonnée et contente que l’interdit soit parvenu jusqu’à mon lit miraculeusement.
Quand je pense aujourd'hui à la Nausée, je revois, comme des images réelles de ma mémoire, les papiers salis que Roquentin ramasse dans la rue, les passants du dimanche qui vont saluer, les lampes sur les tables de la bibliothèque, l'Autodidacte, le café près de la gare, les racines des arbres du jardin public. Bouville est Yvetot, la bibliothèque, celle de Rouen, et le jardin proliférant square Verdrel, la même lumière pâle et mouillée de la province baigne le livre et ma jeunesse.