A l’occasion de notre partenariat avec le Mucem qui consacre sa soirée du lundi 20 décembre au loup et à sa symbolique, Libération remet en ligne ce reportage dans les pas de la bête du Gévaudan.
Pour s’y rendre, il faut prendre des tortillards qui se traînent, emprunter des routes qui tournicotent, traverser des forêts interminables. Au pays de la bête du Gévaudan, moyenne montagne dans le Haut-Allier, les hêtres aussi sont blancs. Comme si la peur de l’animal avait transformé la teinte de leur feuillage...
Dehors, malgré le beau temps, il pèle. On s'enquiert de la couleur des arbres. «Du givre», lâche simplement notre guide au pays de la bête. Il s'appelle Bernard Soulier, porte la cinquantaine et le bonnet-anorak, tandis qu'on écarquille les yeux à côté de Marie-Jeanne Vallet, servante du curé de Paulhac. En bronze, Marie-Jeanne. C'est la première protagoniste de cette histoire qu'on croise sur le chemin. Elle a reçu le titre de «pucelle du Gévaudan» parce qu'elle a réussi à faire fuir la bête à l'aide d'une baïonnette. L'animal est face à elle. «Tête et mâchoires énormes, crinière dressée le long du dos, queue longue et touffue, agressivité hors du commun», dit le dépliant. On préfère détaler vers La Besseyre-Sainte-Marie. Ici, elle a fait six victimes. Et une célébrité. Jean Chastel, cabaretier et «fin chasseur» qui l'a vraiment terrassée. Au fusil, lui.
La bêêêête
Ce n’est pas une légende au pays de la Margeride, l’un des plus grands massifs granitiques d’Europe. C’est la première chose que raconte le guide, qui est aussi directeur d’école maternelle près du Puy-en-Velay, et passionné. Il a grandi ici. Petit, devant la cheminée, sa grand-mère lui a fait peur. Il en a redemandé. Depuis trente ans, il ramasse tout sur la bête. Et propose, deux fois par an, une randonnée sur ses traces. Un itinéraire à géométrie variable (de 10 à 16 kilomètres). Les enfants y puisent l’énergie pour marcher. Les adultes y révisent ou découvrent l’histoire. On commence sur le bitume. Le paysage est à couper le souffle. Au loin, la Lozère ; de l’autre côté, le Haut-Allier. Des chemins creux dans le granit «la bête attaquait là, elle vous sautait dessus» , des nuages chassés à la vitesse du vent. On entend souffler la bise. Elle vient du nord, signifie le beau temps.
81 morts
A la fin du XVIIIe siècle, pendant trois ans, la bête a terrorisé les lieux, faisant 81 morts (plus 27 blessés et 49 personnes attaquées). Il faut juste écouter Bernard, lever la tête, pour la voir surgir. Elle tuait uniquement les femmes et les enfants. Des hommes ont été attaqués, mais ils ont été plus forts pour se défendre. On passe près du cimetière de Nozeyrolles, où se trouvent sept personnes égorgées. Des pierres sortent du sol, une croix surgit en contrebas. «C’est le dernier endroit qui reste», dit le guide. Les autres ont été transformés en parkings. Il raconte comment on a retrouvé des cheveux dans un arbre déraciné. A l’époque, l’évêque de Mende s’en est mêlé, parlant de châtiment divin, transformant les coupables en victimes.
On longe des vestiges. C'est ce qui reste du château du Besset. François Antoine, le chef arquebusier du roi Louis XV, dépêché pour venir à bout de la bête, a pris ses quartiers là. Il est reparti avec un loup dans sa gibecière, mais ce n'était pas le bon. Après son départ, les attaques ont repris. L'Angleterre se moquait de ce monarque qui ne parvenait pas à venir à bout d'un animal. Les journaux de l'époque en ont fait leurs choux gras. Tout a été tenté. Des battues géantes ont été organisées un document parle d'une d'elles avec plus de 20 000 personnes, le 11 février 1765, à cette époque où «les villages étaient deux à trois fois plus peuplés», selon Bernard. Des soldats se sont déguisés en femmes (la bête attaquait celles qui gardaient les troupeaux pendant que les hommes étaient aux champs), pour servir d'appât. En vain.
Sorcellerie
Aujourd’hui, dans le pays, on ne parle pas spontanément de la bête. Mais elle imprègne le pays. «C’est un sujet tabou, dit Bernard. Une histoire de malheur attachée à la sorcellerie.» En 2000, un couple de loups a été vu à des kilomètres de là sur le plateau de l’Aubrac. Des inscriptions ont réapparu : «Jean Chastel, reviens.» Le pays se vide de ses agriculteurs. Les maisons habitées sont des résidences secondaires. Il reste la chasse. Sanglier ou chevreuil.
La génération de Bernard est sans doute la dernière à témoigner de cette tradition orale. Sa femme, aussi raconte : «Ce qui nous faisait peur, petits, c'était aussi le fait qu'elle apparaissait à plusieurs endroits à la fois, qu'elle soit diabolique...» Bernard affiche des certitudes forgées au fil de ses études. Il ne se fie qu'aux documents d'époque. Le reste n'est que du blabla. Chez lui, la bibliothèque est riche d'une centaine d'ouvrages. «Il n'y a pas eu d'intervention humaine, aucun document ne porte là-dessus.» Exit, donc, le serial killer présent dans certains ouvrages. Il explique aussi que ce débat a été relancé dans les années 70, avec l'idée que les loups ne s'en prennent pas aux hommes. «Dans l'histoire de France, des documents, pourtant, en font état.» On a aussi parlé d'une hyène échappée de la ménagerie du roi.
Sangliers
On grimpe, désormais. C’est un chemin privé, dans la forêt de la «Tenezeyre», à travers les sapins. On ne parle plus. La bête se mérite. Il faut reprendre son souffle. On parvient à la croisée de drailles, chemins empruntés par les moutons, à 1 344 mètres d’altitude, au lieu-dit La Sogne-d’Auvers. Le guide fait remarquer les traces de chevreuil et celles de sangliers, encore plus saillantes dans la neige. C’est ici que Jean Chastel, le 19 juin 1767, a eu raison de l’animal, d’un seul coup de fusil. Dans la forêt, on trouve encore des fosses à loup, subsistance de l’époque. Le guide dit qu’il a su où elles étaient. Mais les fosses à loup, c’est un peu comme les coins à champignons. Cela ne se donne pas. «Il y a des arbres qui ont vu passer la bête», souffle Bernard Soulier.
Mystère
Une fois tué, cet hybride de chien et de loup a été promené de village en village, puis emporté à la Cour pour être montré au roi. Chastel, lui, s’est estimé grugé. Il n’a jamais touché les 9 400 livres de récompense (l’équivalent de 100 chevaux de l’époque) mais n’a obtenu que 72 livres du diocèse. Reste un dernier mystère. Personne ne sait ce qu’est devenue la dépouille de l’animal. Bernard a espéré un temps en suivant une piste en forêt de Marly. Mais il cherche toujours.