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Libération a-t-il contribué à faire élire Emmanuel Macron ?

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publié le 12 novembre 2017 à 0h44

Question posée par le 10/11/2017

Bonjour

La réponse est oui. Ou tout du moins, Libération a essayé (dans la limite de l'influence du journal) de contribuer à faire élire Macron. Libération a fait un choix très clair lors du deuxième tour de la présidentielle : NON à Marine Le Pen. Et ceci en conformité avec les valeurs du journal qui a toujours considéré le FN (nous le rappelions ici) comme un parti à part, xénophobe et contraire aux valeurs de la République. Ce choix (appeler non seulement à ce que Marine Le Pen soit battue mais aussi qu'elle soit battue le plus largement possible, c'est à dire à voter Emmanuel Macron) s'est traduit par plusieurs «évènements» et unes entre les deux tours de la présidentielle.

Le 2 mai, Libération, en écho à la célèbre une de 2002 à propos du Jean-Marie Le Pen, titre en une, «Pourquoi c'est toujours NON». Le journal, un numéro «anti-FN», comporte 16 pages sur le parti frontiste.

C'est dans le numéro du 6-7 mai, veille de l'élection, qu'on trouve cette une désormais fameuse, qui est souvent brandie comme la preuve de l'allégeance de Libération à Macron : «Faites ce que vous voulez, mais votez Macron».

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L'éditorial de Laurent Joffrin qui suivait la une permettait pourtant de comprendre que cet appel ne se justifiait pas par rapport à Emmanuel Macron qu'il aurait fallu, eu égard à ses qualités ou à son programme, placer à la tête du pays, mais par le péril d'un succès de Marine Le Pen. Ce n'était pas seulement contre une possible élection de la candidate du FN (à ce moment là improbable au vu des sondages, ce qui est écrit dans un article du même jour) que Libération mettait en garde, mais contre un résultat qui la placerait au-delà des 40% «Tout patriote enragerait de voir ce pays dévoyé, défiguré par un vote de colère qui rallierait au FN une bonne partie des classes populaires et qui le placerait au-dessus de 40 %». «Toute abstention, tout bulletin blanc, tout bulletin nul, bref toute voix qui manquera à Emmanuel Macron fera monter mécaniquement le pourcentage des voix nationalistes. Avec le même nombre de bulletins, les xénophobes apparaîtront plus forts.»

Voilà l'éditorial dans son intégralité.

Toute abstention, tout bulletin blanc, tout bulletin nul, bref toute voix qui manquera à Emmanuel Macron fera monter mécaniquement le pourcentage des voix nationalistes.

Voter, bien sûr… Mais aussi comprendre ceux qui ne votent pas, pour les convaincre. La culpabilisation, morale triste, est un boomerang. Les votes forcés finissent par indisposer les électeurs les mieux disposés. Soutenir à chaque fois un candidat dont on réprouve les idées parce que l'autre est bien pire, ce n'est pas un idéal démocratique. D'autant qu'on craint toujours de voir l'élu oublier qui l'a fait roi et, dès le lendemain, agir sans considération pour ceux qui l'ont tiré d'un mauvais pas. On ne peut pas non plus se contenter, à l'heure du danger, d'agiter le «spectre fasciste», sans s'interroger sur les raisons pour lesquelles le Front national est autour de 40 %, au pays des Lumières et des droits de l'homme. La remise en cause des protections, l'affaiblissement des règles sociales, la concurrence effrénée, le grand vent d'un pays sans frontières, le déménagement des industries, les restructurations à marche forcée, le décrochage de la France ouvrière, le tout allié à la hausse vertigineuse des revenus de la classe dirigeante, tout cela crée une situation explosive. Crier «à bas Le Pen» tous les cinq ans sans lutter contre cette évolution dure aux classes populaires et douce aux classes supérieures, c'est combattre l'effet sans se soucier des causes. Dans ces conditions, l'arsenal rhétorique antifasciste a fait son temps. C'est un antifascisme d'entre-deux-tours. Sans une politique sociale digne de ce nom, sans une réduction vigoureuse des inégalités, il faudra refaire l'exercice, qui sera de plus en plus difficile.

Pourquoi voter ? Deux raisons, parmi tant d'autres. Nous électeurs de gauche intégrés à la société, même dans la difficulté, serions heurtés, en cas de malheur dimanche, dans nos convictions les plus profondes. Nous serions horrifiés de voir la France prendre un visage repoussant. Mais nous aurions les moyens de lutter tout de même, par l'association, la manifestation, le combat politique. Il en va autrement pour ceux qui sont venus en France pour fuir leur pays dans le malheur mais n'ont pas encore de papiers, ou bien qui en ont, mais qui sont au chômage, qui nettoient les bureaux ou font la plonge dans les restaurants. Pour eux, une victoire du FN a un sens immédiat : la traque policière, l'expulsion, ou bien, s'ils ont des papiers, les lois discriminatoires qui rendront leur vie beaucoup plus dure. Les abstentionnistes de gauche doivent y penser. On ne vote pas seulement pour soi-même, on vote aussi pour les autres, ceux qui n'ont aucun moyen civique de défense et qui sont dans le viseur des xénophobes.

La deuxième raison, c'est la France, tout simplement. Le patriotisme est une arme, car c'est le contraire du nationalisme. C'est un sentiment spontané chez beaucoup de Français, notamment dans les classes populaires. Selon la formule bien connue, la patrie, c'est le patrimoine de ceux qui n'ont pas de patrimoine. Or tout patriote enragerait de voir ce pays dévoyé, défiguré, par un vote de colère qui rallierait au FN une bonne partie des classes populaires et qui le placerait au-dessus de 40 %. Le peuple, ce n'est pas cela. Le peuple français, c'est celui de la Commune, c'est celui qui suivait Jaurès, c'est celui du Front populaire, celui de la Libération, celui du 10 mai 1981. Toute abstention, tout bulletin blanc, tout bulletin nul, bref toute voix qui manquera à Emmanuel Macron fera monter mécaniquement le pourcentage des voix nationalistes. Avec le même nombre de bulletins, les xénophobes apparaîtront plus forts. Le visage de la France en sera un peu plus souillé. La France serait salie, bafouée, ridiculisée, par une victoire de l'intolérance qui s'ajouterait à celle de l'incompétence. La France du droit et de l'égalité, la France de l'accueil et de la solidarité, la France des conquêtes sociales, la France de l'Europe pacifique, la France de Gavroche et de Zola, la France de Voltaire et de Camus, de Blum et du Général, de Césaire, de Simone Veil, de Mabanckou… Cette France que saluait Aragon, qui n'avait rien d'un nationaliste : «Je vous salue, ma France aux yeux de tourterelle /[…], Patrie également à la colombe ou l'aigle / De l'audace et du chant doublement habitée ! / Je vous salue, ma France, où les blés et les seigles / Mûrissent au soleil de la diversité…» France de la liberté, dont une marée brune, même contenue, changerait les couleurs.

Non, Libération n'a pas caché ni soutenu le programme de Macron

La lecture du même numéro daté du 6-7 mai, veille de l'élection, permet par ailleurs de mettre à mal le reproche parfois fait à Libération d'avoir passé sous silence (voire soutenu) le projet d'Emmanuel Macron. Dans une double page consacrée aux programmes respectifs des deux candidats, deux points sont notamment soulignés concernant Macron : la réforme fiscale (comportant des mesures «favorables aux plus aisés») ainsi que la réforme du droit du travail, annonçant «une rentrée sociale mouvementée» en cas d'élection.

<strong>Réforme du droit du travail </strong>La rentrée sociale promet aussi d'être mouvementée. Macron souhaite engager dès l'été, par ordonnance, une nouvelle réforme du droit du travail. La loi El Khomri a permis aux entreprises de déroger aux accords de branche en matière de temps de travail. Le candidat d'En marche veut étendre cette possibilité à de nombreux domaines, comme les salaires ou les conditions de travail. Les dommages et intérêts versés aux prud'hommes en cas de licenciement abusif seront aussi plafonnés. Les référendums d'entreprise, qui permettent depuis le 1<sup>er</sup> janvier de valider des accords minoritaires, pourront être sollicités par les employeurs et non plus par les seuls syndicats. Toute entreprise, quelle que soit sa taille, pourra enfin fusionner délégués du personnel, comités d'entreprise et CHSCT en une délégation unique du personnel (DUP).

<strong>Baisse de la fiscalité et des charges </strong>Le volet fiscalité du programme de Macron fera partie intégrante des projets de loi de finances et du financement de la sécurité sociale discutés à l'automne. C'est dans ce cadre que Macron compte engager le mouvement de baisse de l'impôt sur les sociétés qu'il veut progressivement ramener de 33 % aujourd'hui à 25 % - la moyenne européenne. Egalement au menu de l'automne : la suppression, pour 80 % des ménages, de la taxe d'habitation. Même s'il n'a pas précisé le timing, plusieurs autres mesures fiscales favorables aux ménages les plus aisés devraient être intégrées à ce PLF. Ainsi de l'allégement de la fiscalité des revenus du capital, avec une taxation forfaitaire à 30 %, et de la réduction de l'ISF aux seuls patrimoines immobiliers. En outre, Macron a programmé pour l'automne la suppression des cotisations salariales maladie et chômage (compensée par une hausse de la CSG, qui pèsera aussi sur les retraités) et le rétablissement de l'exonération sociale des heures supplémentaires. Au niveau du smic, toutes les charges sociales devraient disparaître.

Au lendemain du deuxième tour, l'édito de Libération signé par Laurent Joffrin se félicite que la «République l'ait emporté». Sans omettre de préciser que «sur les plus de 65 % d'électeurs qui ont choisi Emmanuel Macron, plus des deux tiers auraient sans doute préféré voter pour quelqu'un d'autre», ni de mettre en garde contre la mise en œuvre d'un «programme qui se contenterait de satisfaire les ambitions réformatrices de ceux d'en haut».

Voici l'éditorial du 8 mai, titré : «Une dette envers le peuple».

Dans l'ultime bataille, la République l'emporte. Ebranlée, fissurée, bousculée par un parti de l'intolérance qui a réuni jusqu'à 42% des intentions de vote durant la campagne, la France vient de signifier aux xénophobes - même s'ils restent forts, menaçants, actifs - qu'elle ne voulait pas d'eux. En fin de compte, une certaine idée de la liberté a résisté. Il est ainsi démontré, grâce à ce vote, que l'ascension nationale-populiste est résistible. Dénouement paradoxal d'une campagne sans exemple : ce pays qu'on dit vieillissant, nostalgique, calfeutré, amer, vient de porter au pouvoir un homme de 39 ans sans passé politique, amoureux de l'Europe et fasciné par le grand large.

Un jeune premier est premier en France : il lui reste à tenir le rôle. Emmanuel Macron le doit à son talent, qui lui a permis de passer en revue ses concurrents blanchis sous le harnois et de laisser sur place tous les anciens partis. Il faut remonter à Bonaparte pour trouver un chef d'Etat plus jeune. Président alors qu'il s'est lancé il y a moins de deux ans… Cette marche était un sprint et le car Macron une Formule 1. La chance l'a servi plus que personne. Qui pouvait imaginer que le président sortant serait empêché par un livre et son Premier ministre, que le favori naturel après cinq de gauche impopulaire, François Fillon, trébucherait sur les affaires, ou que Marine Le Pen, passant le premier tour, se suiciderait en direct en montrant avec tant de candeur agressive la vraie nature de son parti ? Mais c'est aussi un calcul suprême que de saisir sa chance… Macron l'a fait : il est à l'Elysée.

Cette chance ne devra pas le quitter. Sur les plus de 65 % d'électeurs qui l'ont choisi, plus des deux tiers auraient sans doute préféré voter pour quelqu'un d'autre. Ces électeurs de raison ont une créance sur lui. Celle que Jacques Chirac, en son temps, n'avait pas honorée, en refusant de rassembler au-delà de ses partisans. C'est le républicanisme, autant que le macronisme, qui a porté Emmanuel Macron au pouvoir. Il a donc pour devoir impératif d'incarner les valeurs qui expliquent, plus que son programme, son insigne succès. Un succès assorti d'un gros bémol : selon toutes probabilités, les voix qui se sont portées sur Marine Le Pen, et celles qui ont choisi le bulletin blanc ou l'abstention, sont en majorité des voix populaires.

C'est le défi principal du nouveau président : combler peu à peu le fossé qui sépare France heureuse et France en colère, France d'en haut et France décrochée. Une République qu'une bonne partie du peuple abandonne n'est plus une République. Emmanuel Macron a toute légitimité pour mettre en œuvre, s'il gagne les législatives, le programme qu'il a présenté aux Français. Mais si ce programme ne favorise pas le peuple, s'il se contente de satisfaire les ambitions réformatrices de ceux d'en haut, seraient-ils bien intentionnés, sa présidence tournera mal. La République est confortée. Pour le rester, elle doit être juste.

Notons que la position de Libération entre les deux tours n'est guère singulière. Le choix d'appeler à voter Emmanuel Macron a été celui, à gauche, du PS, des Verts ou encore du PCF, même si son secrétaire général, Pierre Laurent, ajoutait qu'il fallait ensuite le battre aux législatives : «Le PCF appelle à battre Marine Le Pen et à construire dès le 8 mai des victoires législatives pour combattre Emmanuel Macron et l'extrême droite. Notre appel à battre Marine Le Pen en utilisant le seul bulletin qui lui sera malheureusement opposé est net et sans détour.» A droite, la grande majorité des responsables de LR (en dehors de quelques uns : Henry Guaino, Nadine Morano, Eric Ciotti, Laurent Wauquiez) en a fait autant. De même que l'UDI. Au niveau des associations, RESF avait appelé à voter pour le candidat d'En marche dans un communiqué : «Il est pour le Réseau éducation sans frontières non seulement inenvisageable que Le Pen soit élue, mais aussi nécessaire que son score soit le plus faible possible. Nous appelons à faire barrage à l'héritière de Le Pen et au FN en mettant un bulletin Macron dans l'urne.» 

Ajoutons à ces appels à voter Macron tous les appels à faire barrage à Le Pen, qui,même s'ils n'ont pas souhaité appeler à voter Macron, ont également «contribué» à son élection en appelant à barrer sa concurrente. C'est le cas de La France insoumise qui avait affirmé entre les deux tours : «Pas une voix ne doit aller au FN.» 61 associations et ONG avaient également appelé à «protéger les valeurs de la république».

Cordialement

C.Mt