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La cour de justice de la République est saisie pour l'affaire Urvoas-Solère. Qu'est-ce qui justifie l'existence de cette juridiction d'exception ?

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publié le 14 décembre 2017 à 16h52

Question posée par OPSOMER le 14/12/2017

Bonjour,

Pour rappel, l'ancien garde des sceaux Jean-Jacques Urvoas est soupçonné d'avoir transmis à Thierry Solère une note confidentielle sur une enquête pour fraude fiscale le concernant. L'affaire a été révélée par le Canard Enchaîné mercredi 13 décembre.

Suite à la parution de l'article,  la procureure de Nanterre a pointé dans un communiqué transmis à la presse «certains éléments susceptibles d'engager la responsabilité pénale de Jean-Jacques Urvoas». Le procureur général près de la Cour de cassation, Jean-Claude Marin, a saisi mercredi pour avis la commission des requêtes de la Cour de justice de la République (CJR) de faits susceptibles d'être qualifiés de violation du secret professionnel.

Qu'est-ce que la CJR?

La CJR, créée par la révision constitutionnelle de 1993, est la seule juridiction compétente pour poursuivre et juger les délits et crimes commis par des membres du gouvernement (Premier ministre, ministres et secrétaires d'Etat) dans l'exercice de leurs fonctions. C'est une juridiction d'exception, composée de trois magistrats de la Cour de cassation et douze parlementaires (six députés et six sénateurs) choisis par leurs pairs. Elle ne se contente pas seulement de juger: trois magistrats de la cour de cassation sont aussi chargés de l'enquête.

Toute personne qui s'estime lésée par un crime ou délit supposément commis par un membre du gouvernement dans l'exercice de ses fonctions peut saisir la commission des requêtes, qui décide ensuite des suites à donner à cette plainte et qui peut soit classer l'affaire soit ordonner la transmission de la procédure au procureur général près la Cour de cassation en vue d'une saisise de la CJR. Le procureur général près de la Cour de cassation peut aussi s'autosaisir après avoir recueilli l'avis conforme de la commission des requêtes. C'est ce qui s'est passé dans le cas de Jean-Jacques Urvoas. La cour de cassation a ainsi annoncé dans un communiqué hier que «Après analyse, le procureur général a saisi, pour avis, la commission des requêtes de la Cour de justice de la République». On ignore donc encore si la CJR sera saisie, pour l'instant elle ne l'a été que «pour avis».

La Cour se prononce ensuite sur la culpabilité du prévenu, puis éventuellement sur la peine infligée, par un vote à la majorité absolue et à bulletins secrets.

La Cour a été créée suite aux propositions du comité Vedel pour la révision de la Constitution, instauré par François Mitterand en 1992. «C'est aussi une réponse aux interrogations que se posaient alors les citoyens dans un contexte politique troublé par plusieurs affaires liées au financement de la vie politique et par l'affaire dite "du sang contaminé, explique le site vie-publique. «La création de la CJR répond à la nécessité d'établir une définition de la responsabilité pénale des élus et des responsables de l'exécutif dans l'exercice de leurs mandats et de leurs fonctions, tout en faisant en sorte que la justice n'interfère pas sur la politique menée.»

Avant la mise en place de cette juridtion, les membres du gouvernement pouvaient seulement être jugés devant une Haute cour de justice, composée de parlementaires des deux assemblées.  «Cette dernière devant être saisie après le vote d'un texte identique dans les deux assemblées n'était guère convoquée», explique vie-publique.

En 1999, dans les pages de Libé, Daniel Soulez Larivière, avocat et ancien membre du comité de révision de la Constitution, explique ainsi : «Le procès de Laurent Fabius et de ses ministres était devenu nécessité politique plus que judiciaire, au point que la classe politique, François Mitterrand en tête, décidait de réformer la Constitution pour qu'il puisse avoir lieu».

Une cour d'exception critiquée

Mais la CJR compte un certain nombre d'opposants. Pendant la campagne présidentielle de 2012, François Hollande s'engageait déjà à la supprimer:

Je ferai voter une loi supprimant la Cour de Justice de la République. Les Ministres doivent etre des citoyens comme les autres. <a href="https://twitter.com/hashtag/FH2012?src=hash&amp;ref_src=twsrc%5Etfw">#FH2012</a>

L'année dernière, pendant le procès de Christine Lagarde, le même François Hollande reprochait encore à la CJR sa lenteur. «La procédure, ouverte en 2014 contre Edouard Balladur et François Léotard dans le volet financier de l'affaire Karachi ne peut que donner raison aux opposants de la CJR : elle a mis deux ans pour se prononcer sur la recevabilité et donc lancer l'enquête sur des faits commis il y a plus de vingt ans… La Cour est aussi réputée trop clémente avec les responsables politiques. Charles Pasqua avait ainsi été condamné en 2010 à un an avec sursis, une peine qui n'avait pas été assortie de l'inéligibilité que requérait le parquet général, et relaxé dans deux autres affaires», expliquait alors Libération.

En 1999, lors de son premier procès (sur le sang contaminé), la CJR relaxait en effet Laurent Fabius et Georgina Dufoix et  condamnait mais dispensait de peine l'ancien secrétaire d'Etat à la santé Laurent Hervé. Avant même que le verdict ne soit rendu, le professeur George Vedel,  avouait à Libération : «Il faut reconnaître qu'on s'est fourré le doigt dans l'œil et qu'on était plusieurs». «L'opinion a l'impression que le débat n'a pas eu lieu. Au final, la décision ne sera pas satisfaisante. Ni pour les ministres, ni pour les victimes», renchérit dans le même article le professeur de droit constitutionnel Pierre Avril.

Depuis, elle a relaxé en 2000 Ségolène Royal, poursuivie en diffamation par des enseignants qu'elle avait accusés de couvrir des actes de bizutage.

Le secrétaire d'État aux Handicapés entre 1988 et 1993, Michel Gillibert, reconnu coupable d'escroquerie au préjudice de l'État a ensuite été condamné en 2004 , à trois ans d'emprisonnement avec sursis et 20 000 euros d'amende ainsi qu'à cinq ans d'interdiction des droits de vote et d'éligibilité. Charles Pasqua a lui aussi été condamné en 2010 et Christine Lagarde a été condamnée mais dispensée de peine l'année dernière.

Au total, sept ministres ont donc été jugés par la CJR depuis sa création: trois d'entre eux ont été relaxés, deux d'entre eux condamnés mais dispensés de peine, et deux d'entre eux condamnés.

Emmanuel Macron s'est lui aussi engagé à supprimer cette juridiction d'exception lors de la révision constitutionnelle qui devrait être votée en 2018.

De son côté, Jean-Jacques Urvoas réclamait lui aussi la suppression de la CJR, à laquelle il risque donc d'avoir affaire, quand il était encore au gouvernement. Dans sa "lettre du Garde des Sceaux à un futur ministre de la Justice", en avril dernier, il jugait cette juridiction «coûteuse (son budget annuel avoisine le million d'euros), lente et très peu sollicitée (cinq procès en vingt ans), sans compter qu'elle est décriée et que sa légitimité est sujette à caution». «Sa suppression paraît donc s'imposer», concluait-il.

Cordialement,

Pauline Moullot