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Le gouvernement veut-il réduire le temps de parole de l’opposition pour les élections européennes ?

La réforme sur les élections européennes va notamment répartir les temps d'antenne pour les clips de campagne en fonction du nombre d'élus des partis au Parlement national.
Extraits des spots de campagne pour les élections européennes de 2014. (DR)
publié le 16 janvier 2018 à 11h19

Question posée sur Checknews.fr, le 12janvier 2018

C'est la lettre A, relayée par Marianne, qui a mis le doigt sur le sujet en fin de semaine dernière. Un projet de réforme prévoit en effet de répartir «le temps d'antenne de la campagne audiovisuelle» pour le scrutin européen au prorata du poids des partis au Parlement français. Précisons d'emblée qu'on ne parle pas du temps de parole, qui demeurera inchangé. Il est ici question de réformer le temps réservé à chaque parti pour ses spots publicitaires de campagne: c'est ce que le CSA appelle la «campagne audiovisuelle officielle». L'enjeu est assez symbolique (les clips pesant peu dans une campagne), mais la réforme suscite une polémique en raison du traitement préférentiel qu'elle assurerait à LREM, au détriment d'autres partis, dont la France insoumise.

Qu’en est-il aujourd’hui?

L'article 19 de la Loi du 7 juillet 1977 relative à l'élection des représentants au Parlement européen prévoit de mettre à «la disposition des partis et groupements représentés par des groupes parlementaires de l'Assemblée nationale ou du Sénat» une durée d'émission de deux heures à répartir «également entre les partis et groupements». Ceux qui ne disposent pas de groupe parlementaire ont une durée d'une heure à répartir également, «sans que chacun d'entre eux puisse disposer de plus de cinq minutes.»

Les partis disposant déjà d'un groupe ont donc tous un temps parfaitement égal pour leurs spots publicitaires. Et les partis qui ne disposent pas de groupe parlementaire (comme le FN) mais ont des candidats dans au moins cinq circonscriptions se partagent une heure d'antenne, sans pouvoir dépasser cinq minutes. Aux dernières élections, en 2014, les six partis qui possédaient des groupes (Europe Ecologie, Front de gauche, parti radical de gauche, parti socialiste, UDI et UMP) disposaient donc de 20 minutes chacun, «soit dix émissions d'une minute quinze secondes et deux émissions de trois minutes et 45 secondes» précise le CSA. Les 21 autres partis et groupements (dont le FN et Debout la République) avaient droit à deux minutes et 52 secondes, «soit deux émissions de 1 minute 26 secondes». 

Que va changer la réforme?

La réforme proposée par le gouvernement divise en trois fractions le temps d'antenne accordé pour les campagnes audiovisuelles :

- Première fraction: tous les partis présentant des listes ont droit à deux minutes d’émission chacun.

- Deuxième fraction: les partis ayant des groupes parlementaires disposent de deux heures à diviser au prorata de leur nombre de sièges au Parlement (et non plus réparties équitablement). Prime donc aux groupes ayant le plus de députés.

- Troisième fraction: pour ne pas léser les groupes ayant une faible (ou aucune) représentation parlementaire mais ayant du poids dans le débat démocratique, le CSA répartit une dernière heure dite de "correction" entre toutes les listes enregistrées. Cette répartition tient compte de plusieurs critères : la représentativité des listes «en fonction des résultats obtenus aux dernières élections générales au Parlement européen et aux plus récentes élections […] et en fonction des indications de sondages d'opinion», et enfin la contribution des listes «à l'animation du débat électoral». Cette troisième fraction permettrait de «corriger les effets de la répartition mécanique de la deuxième fraction», souligne le communiqué sur le projet de loi.

Qui seront les gagnants, et les perdants?

L’immense majorité des commentateurs a déploré une réforme tendant à minorer le temps de campagne de l’opposition. Quantité de chiffres ont circulé sur les réseaux sociaux pour en apporter la démonstration.

Le journaliste Laurent de Boissieu a fait des calculs à partir de la répartition qu’on peut déjà calculer (c’est-à-dire la fraction de deux heures au prorata du nombre de parlementaires, et les deux minutes accordées à chaque liste).

Marianne, a fait des calculs approchants, estimant que la réforme va largement avantager LREM aux dépens de la France insoumise : «Selon nos calculs, écrit l'hebdomadaire, LREM, allié au MoDem, passerait ainsi de 20 minutes à… 51 minutes de temps de propagande dans l'audiovisuel public. Soit une augmentation de temps de propagande de 155%, grâce à leurs 382 parlementaires. La bonne affaire ! Les Républicains passeraient eux de 20 à 32 minutes d'antenne. Jean-Luc Mélenchon devrait en revanche hurler : avec cette réforme, le temps d'antenne des Insoumis via ces spots passerait de 20 minutes… à 2 minutes. Maigre consolation, la future loi prévoit d'octroyer 2 minutes supplémentaires… pour toutes les listes.»

Pierre Januel, ex-porte-parole du ministère de la justice, a tweeté dans le même sens : «les listes LREM/Modem auraient droit à 53 minutes, LR à 33 minutes, le PS à 16 minutes, l'UDI à 13 minutes. La France insoumise, le FN, EELV des miettes. C'est grotesque.»

Le mystère de la répartition de l'«heure de correction»

Mais ces calculs ne prennent pas en compte la troisième fraction, l’heure dite «de correction». Or, on ne peut déterminer qui seront les perdants de la réforme (et dans quelle mesure), qu’en tenant compte de cette dernière heure.

Marianne estime que cette heure de correction ne pourra corriger l'injustice préalable : «Il n'y a pas besoin d'être docteur en mathématiques pour s'apercevoir qu'étant donné le nombre de listes – 25 en 2014 – ces partis (la France Insoumise, le Front national, voire Debout la France) ne pourront guère prétendre à plus de 5 ou 6 minutes. Et se trouveront donc les grands perdants de la nouvelle loi…»

Mais il ne s’agit que d’une hypothèse. Rien ne permettant d’assurer que cette heure va être divisée entre la vingtaine de listes attendues.

On ignore ainsi si les «petites» listes (qui disposeront déjà de deux minutes grâce à la première fraction) ont vocation à glaner encore du temps. Ou si ce temps de parole correcteur sera surtout réservé en priorité aux grands partis qui n’ont pas de groupe parlementaire, ou un petit groupe parlementaire.

C'est plutôt cette dernière hypothèse que suggère l'étude d'impact du projet de loi qui justifie ainsi l'heure correctrice: «Certaines listes peuvent en effet se voir attribuer un temps très faible au regard de l'effectif de leur groupe bien que leur poids politique soit pourtant non négligeable.» Les critères d'attribution du «temps correcteur» (résultats obtenus aux dernières élections générales au Parlement européen et aux plus récentes élections, indications de sondages d'opinion et contribution des listes à l'animation du débat électoral) semblent viser davantage les partis comme le FN ou LFI que les petites listes.

Le FN, qui partait de très loin, devrait être gagnant

Étant donné ces incertitudes, on ne peut pas affirmer d’ores et déjà que l’opposition sera perdante.

LR devrait donc s’en tirer favorablement (du fait du poids de son groupe parlementaire).

Le FN ne devrait pas être perdant, contrairement à ce qu'a suggéré ce tweet, déplorant le fait que le FN n'ait «plus que 5 minutes de temps de parole (sic)»

En fait, le parti frontiste partait de tellement bas qu’il devrait profiter de la réforme. En 2014, le parti (qui n’avait pas de groupe parlementaire) n’avait bénéficié que de 2 minutes et 52 secondes de clips de campagne.

Avec la réforme, le FN est assuré d’avoir les 2 minutes octroyées à toutes les listes. Il n’aura certes aucune minute sur les deux heures accordées aux partis ayant des groupes parlementaires… mais devrait donc bénéficier de l’heure correctrice au vu des critères de répartition de celle-ci. Le FN devrait récupérer davantage que 50 secondes (sur les 60 minutes) dans la répartition de cette dernière heure correctrice. Le parti de Marine Le Pen devrait donc être gagnant par rapport aux Européennes de 2014.

Le cas de LFI est plus complexe. La comparaison est rendue compliquée par le changement de situation par rapport aux dernières élections européennes. En 2014, la liste Front de Gauche (PCF et PG) avait bénéficié de 20 minutes de clips de campagne, les deux partis ayant un groupe parlementaire commun. Il faudrait comparer ce temps avec celui de la France Insoumise… mais aussi du PCF. Avec la réforme, les Insoumis n’ont plus que 4’30'' environ (deux minutes automatiques et 2’30'' au prorata du groupe parlementaire). Le PCF dispose, lui, d’un peu plus de 5 minutes. A quoi il faudra donc ajouter pour les deux partis le temps de campagne de l’heure correctrice (qui devrait être plus important pour LFI si l’on se fie aux critères décrits ci-dessus).

Dans tous les cas, certains titres sont clairement trompeurs. Ainsi, ce titre de RT affirmant que LFI va voir son temps divisé par 10. Triplement faux. Parce que si le FDG avait 20 minutes en 2014, il faudra comparer avec le temps de campagne du PCF et de LFI. Les deux (désormais séparés) étant assurés d’avoir au moins 10 minutes à deux… Sans compter donc le temps obtenu avec l’heure de correction.

Comment le gouvernement se justifie? 

Paradoxalement, alors que le gouvernement se fait accuser de vouloir museler l'opposition, il justifie sa réforme en s'appuyant sur une décision du Conseil constitutionnel qui visait à accorder plus de temps de parole aux listes n'ayant pas de représentations au Parlement. Il explique ainsi dans l'exposé des motifs du projet de loi qu'il tire «les conséquences de la décision n° 2017-651 QPC du 31 mai 2017 du Conseil constitutionnel, qui a censuré le dispositif en vigueur pour les élections législatives, comparable à celui applicable aux élections européennes.»

Les Sages avaient été saisis le 29 mai par le Conseil d’Etat d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée pour En Marche, qui estimait être lésé dans la répartition du temps d’antenne pour les clips de campagne pour les dernières élections législatives.

Puisque la répartition du temps d'antenne était proportionnelle à la taille du groupe parlementaire, les partis ne disposant pas de groupe parlementaire (comme en Marche l'année dernière) ne disposaient que de sept minutes au premier tour et cinq au second. Soit douze minutes sur les deux tours, contre 2 heures et 1h44 respectivement pour le PS  et LR.

Pour LREM, «ces dispositions ne permettraient pas de refléter l'importance dans le débat électoral de formations politiques nouvelles et contribueraient à faire obstacle à leur émergence, en méconnaissance du pluralisme des courants d'idées et d'opinions».

Le Conseil constitutionnel avait donné raison au parti d'Emmanuel Macron, estimant que le dispositif conduisait «à l'octroi de temps d'antenne sur le service public manifestement hors de proportion avec la participation à la vie démocratique de la Nation de ces partis et groupements politiques» et affectait «l'égalité devant le suffrage dans une mesure disproportionnée.»

Le CSA avait donc fixé de nouvelles durées d'émission en prenant en compte le nombre de candidat des partis et la représentativité des partis en fonction de leurs résultats aux dernières élections. Et donc en prenant en compte les résultats d'En Marche à la présidentielle. De 12 minutes, LREM est passé à… 1h12 de temps d'antenne de campagne audiovisuelle.

C'est au regard de cette décision que le gouvernement estime devoir réformer le système en vigueur pour les élections européennes. Il utilise d'ailleurs exactement les mêmes mots que le Conseil constitutionnel pour justifier l'ajout de l'heure corrective pour que les durées d'émission «ne soient pas hors de proportion avec la participation à la vie démocratique de la Nation des partis et groupements politiques qui les soutiennent».

Le Conseil d'Etat, saisi pour avis par le gouvernement, lui donne raison sur le motif de la réforme, puisqu'il reconnaît que le dispositif pour les élections législatives déclaré en partie inconstitutionnel présente des «analogies avec celui qui figure dans la loi du 7 juillet 1977 pour les élections au Parlement européen». Bref, il y avait bien lieu de réformer le temps de campagne des Européennes.

Mais le Conseil d’Etat aurait aimé que le gouvernement aille plus loin… et déplore que la prise en compte de critères autres que le poids parlementaire se limite à une heure, contre les deux heures réparties au prorata du nombre de députés parlementaires.

Le Conseil d'Etat a donc suggéré que les deux fractions soient portées à une heure et demie, jugeant excessive l'importance accordée au poids parlementaire. «Le Conseil d'Etat s'est interrogé sur la pertinence d'un critère fondé sur la composition politique du Parlement national pour déterminer les temps d'antenne dans la campagne électorale en vue du renouvellement du Parlement européen».

Une recommandation royalement ignorée par le gouvernement.

Pour résumer : il est encore trop tôt pour savoir quels partis de l'opposition seront perdants avec la réforme, et dans quelle mesure. On sait déjà que LR devrait être plutôt avantagé. Et tout porte à croire que le FN, qui était particulièrement lésé par l'ancienne formule, le soit aussi. Pour le reste, tout dépend de la répartition de l'heure correctrice. Sur laquelle on ne peut que spéculer à ce jour. La certitude, c'est que pour être fortement symbolique, la question est d'un enjeu électoral assez faible, selon le Conseil d'Etat lui-même. Qui relève dans son avis que ce mode de communication (de clips de campagne officiel) n'est «désormais ni le plus moderne, ni le plus influent dans la campagne électorale.» Bref, qu'il ne sert pas à grand chose par rapport à tous les autres modes de communication d'une campagne électorale.