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A qui doit-on la paternité du terme «gréviculture»?

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publié le 3 avril 2018 à 8h28

Question posée par seb le 02/04/2018

Bonjour,

Votre question fait référence à une polémique historico-sémantique qu'on a vue fleurir sur les réseaux le lundi de Pâques. Tout a débuté avec une déclaration du porte-parole de LREM Gabriel Attal, appelant à ce que les cheminots sortent de la «gréviculture».

Sur Twitter, le député insoumis Alexis Corbière lui a répondu en dénonçant l'utilisation d'un mot «inventé» et utilisé par les Le Pen père et fille.

Référence d'extrême droite? Que nenni rétorque Attal, qui affirme que le terme vient... de la CFDT.

Alain Auffray, journaliste à Libé, s'est mêlé à la joute,

que le terme gréviculture provenait plutôt du vocabulaire des patrons de la SNCF, de Louis Gallois à Guillaume Pepy.

Son collègue Gabriel Attal, député LREM des Hauts-de-Seine, affichait lundi sur France Inter le même volontarisme, proclamant qu’il était temps de sortir de la

«gréviculture»

. Le mot a fait bondir le député insoumis Alexis Corbière, qui a cru y voir un emprunt au lexique des Le Pen. En fait, l’expression provient plutôt du vocabulaire des patrons de la SNCF qui, de Louis Gallois à Guillaume Pepy, se sont souvent promis d’y mettre un terme…

Un terme largement utilisé ces dernières années... 

En fait, ni Corbière ni Attal n'ont raison, même si aucun n'a vraiment tort.

Il est inexact de dire comme Corbière que le FN a «inventé» le terme, mais il est exact qu'il a figure de longue date dans le vocabulaire lepéniste. Michel Soudais, rédacteur en chef adjoint à Politis.fr a tweeté hier un édito de Jean-Marie Le Pen intitulé : «les gréviculteurs»

On notera que le terme a été plus souvent cité par Jean-Marie Le Pen que par sa fille. Ce qui n'empêche pas Louis Alliot, compagnon de la présidente du FN, ce mardi 3 avril, de mentionner le terme dans un tweet :

Il est très abusif de dire comme Gabriel Attal que c'est la CFDT qui est à l'origine du terme. Même s'il est vrai que le secrétaire général de la CFDT cheminots a utilisé le mot lors d'une interview au Parisien en 2014.

A la question : «Vous êtes opposé à la grève, pourquoi ?», Didier Aubert répond :

Il faut que la SNCF sorte de cette gréviculture. Il faut faire changer ce syndicalisme où le dialogue social n'existe que sur le rapport de force. Oui, il y a une inquiétude des cheminots, sans doute entretenue par certains syndicats. Mais cette grève n'est pas nécessaire. Elle ne sert qu'à dresser les cheminots les uns contre les autres. On a eu des retours où des grévistes ont exercé des pressions sur des non- grévistes. C'est inacceptable. Et puis, à l'approche du bac, ce mouvement va devenir impopulaire.

Enfin, Alain Auffray a également raison de rappeler que les deux derniers patrons de la SNCF, Guillaume Pepy et Louis Gallois ont largement évoqué ces deux dernières décennies la «gréviculture», comme une habitude dont il fallait que l'entreprise se déprenne.

Un exemple : Pepy en 2010, comme le rapporte un article de Libé :

Le président de la SNCF, qui a martelé vouloir qu'<em>«il n'y ait plus de grève réflexe, cette fameuse gréviculture»</em>, a cependant estimé que <em>«la méthode normale du dialogue social est en train de faire des progrès à la SNCF»</em>.

En fait, la liste des utilisateurs de ce terme est très longue. On peut y ajouter au hasard Dominique Bussereau, député centriste (UDF puis UMP), qui utilisait le terme en 1999 dans une proposition de loi sur le service minimum, ou en 2002, alors qu'il était secrétaire d'Etat aux transport, comme en témoigne cet article du Parisien.

Bref, faire du terme un marqueur d'extrême droite est aujourd'hui excessif. Si le terme est bien utilisé par le FN, il est aussi depuis des années un terme récurrent dans le débat public, utilisé par le droite classique, banalisé par la direction de la SNCF, jusqu'à être repris par la CFDT qui en faisait un argument dans ses querelles de stratégies syndicales avec les syndicats plus durs de la SNCF.

Plus étonnant, dans un tweet, Alain Auffray rappelait aussi que le président du SNES (syndicat national des enseignants du second degré) utilisait le mot en 1968.

Des occurrences du néologismes dans des journaux de 1900

Mais l'origine du néologisme remonte elle bien plus loin encore, puisqu'on en trouve des traces il y a quelques 120 ans. Un twittos est ainsi allé chercher dans les archives de la presse les occurrences du mot. Il en a surtout trouvé dans la presse antidreyfusarde, coloniale et nationaliste au début du XXe siècle.

De fait, dans La Croix, le 16 mars 1901, on peut lire par exemple :

Si le tissage est dans le marasme, si la métallurgie languit, si les mines sont tristes et maigres aux pays houillers, si notre marine marchande s'anémie et notre agriculture se meurt, il est en revanche une industrie qui fleurit et prospère soçus les gouvernements des Waldeck et Millerand, c'est la gréviculture. Entrepreneurs de grèves, entrepositaires, commis voyageurs et débitants de ce produit sont en effet dans la joie. Pensez donc : 51 grèves en France pendant le mois de janvier! Est ce assez joli! Pour peu que 1901 continue et s'achève comme il a commencé, on peut escompter un superbe inventaire de fin d'année dans le monde des gréviculteurs.

En résumé : le terme n'a ni été inventé par le Pen (comme le dit Corbière), ni par la CFDT (comme le lui répond Attal), puisqu'il remonte à plus d'un siècle. S'il semble avoir été l'apanage au départ de la presse nationaliste ou antidreyfusarde, il n'est pas aujourd'hui un marqueur d'extrême droite, puisqu'on le trouve certes dans les mots du FN, mais aussi largement dans le discours patronal, voire syndical (plus rarement).

Cordialement

C.Mt